Portrait d’Aristote. Chronique de Nuremberg 1493
Aristote en « dialecte » : la bêtise d’Umberto Eco
Nouvelle séance de rattrapage italienne. Je viens de lire un billet d’Umberto Eco, paru dans la revue L’espresso, le 17 septembre 2010, trois mois donc avant les fameux spots « anti-dialectes » de la Rai. Il est intitulé El me’ Aristòtil, « Mon Aristote » en piémontais dans le texte. Le fameux sémioticien, romancier et polygraphe italien né dans le Piémont (Alessandria) y ridiculise l’emploi des « dialetti » (« dialectes ») sur Wikipedia et invoque la menace de la ghettoïsation des populations dialectophones.
Cela m’a fait le même effet que le jour où j’ai lu le morceau de bravoure des Lettres au Castor où Sartre traitait les Limousins des « derniers des hommes », ou celui où je suis tombé sur la docte explication de Derrida, racontant comment il avait perdu toute considération pour René Char après l’avoir entendu lire ses aphorismes dans un accent qui lui parut « à la fois comique et obscène ». Un coup de massue : en effet comment admettre qu'un penseur hypercritique comme Sartre puisse être victime à ce point des pires préjugés ethnotypiques ? Comment expliquer que Derrida, dans son aveu (qu'il juge lui-même ironiquement inadmissible) n'aille pas au-delà du constat psychologique ? Dans les trois cas, les penseurs sont surtout en totale contradiction avec ce qui paraît être leur pensée politique, s’agissant chaque fois d’intellectuels de gauche, qui devraient se montrer capables de remettre en question les discours de domination plutôt que de les renfoncer. Mais il ne suffit certes pas d'être de gauche pour être sensible à la domination symbolique qui s’affirme par l’assignation de lieux géographiques (et sociaux) à l’abject, de formes culturelles au mépris, de langues et d’accents au ridicule.
Umberto Eco raconte son extraordinaire aventure sur le Web : il cherchait des informations sur Marin Mersenne (ce religieux minime qui fut, au XVIIe siècle, le pivot d’un vaste réseau savant européen). Quelle ne fut pas sa surprise de tomber sur une entrée de Wikipedia… en piémontais ! Il poussa l’investigation et découvrit la présence de notices, non seulement dans les langues de nations reconnues à l’ONU, mais aussi, dit-il, en asturien, en sarde, sicilien, corse, galicien, interlingua, maori, swahili, occitan, volapük, yoruba et zoulou. Cette liste (Eco a écrit un livre sur le Vertige de la liste), en soi, destinée par l’amoncellement et les amalgames – dialectes italiens, langues africaines, idiomes artificiels à vocation universelle – à faire sourire, dit beaucoup de la démarche, qui dépend de la représentation de la séparation et opposition, dans la culture italienne dominante, entre langue et dialecte : d’un côté les langues sérieuses et politiquement reconnues, celles qui sont présentes à l’ONU ; de l’autre les patois, les langues artificielles (Eco est pourtant l’auteur d’une très sérieuse conférence sur "La quête d'une langue parfaite dans l'histoire de la culture européenne" prononcée au collège de France en 1992), les idiomes bizarres, les parlers des sauvages, même si, du reste, figurent dans ladite liste des langues qui jouissent d’un statut de langue nationale en certains pays (swahili) et qui sont parlées parfois par des millions de personnes, voire éventuellement comptent autant sinon plus de locuteurs que l’italien (swahili encore, tous dialectes confondus). Dans le cours de son article, comme clin d’œil plaisant, il cite même quelques mots en bân-lâm-gú (minnan) tiré du Wikipedia en cette langue (notice Aristote, voir infra), sans les comprendre et en copiant mal, mais en précisant : « je ne peux qu’être d’accord » !
Le procédé m’a rappelé – nous voilà revenu au temps de Mersenne – celui utilisé par Pascal, dans les Provinciales, pour ridiculiser et dévaluer les casuistes jésuites. Dans le dialogue fictif avec un père de la Compagnie, celui-ci ayant égrené une interminable liste d’auteurs aux noms italiens, espagnols, allemands, etc. (comme on le sait, les Jésuites étaient un ordre résolument international), le porte-parole de Pascal s’écrie : « tous ces gens-là étaient-ils chrétiens ? ».
Délaissant les étendues du vaste monde, le professeur Eco raconte qu’il s’est replié sur les « dialectes » (même si certains d’entre eux sont considérés comme langues par la loi italienne, pour l’éminentissime chercheur, hors de l’italien, il ne saurait y avoir que des « dialectes ») en recherchant les entrées « Aristote » dans Wikipedia. Il en cite des passages, en piémontais, en sicilien, en sarde, en vénitien… pour montrer combien il est incongru de voir énoncer les éléments biographiques du grand philosophe et plus encore de trouver des rudiments de sa pensée dans ces idiomes. Ainsi avoue-t-il que la définition en piémontais du syllogisme lui provoque, littéralement, une « certaine tendresse » (una certa tenerezza). Cette expression, en italien, ne doit pas être prise à la lettre, elle est un sentiment de sympathie certes, mais fortement condescendante, à l’égard d’une personne généralement considérée comme ingénue ou naïve.
Et le professeur d’expliquer ce sentiment par une évocation autobiographique. Cette lecture lui rappelle sa studieuse jeunesse : « lorsque au lycée, on se divertissait à répéter en dialecte ce que les professeurs nous enseignait en italien. Sauf que ceux qui n’avaient jamais parlé italien à la maison parlaient mieux le dialecte, et donc nous faisaient plus rire encore, et donc au bac, ils s’en seraient moins bien sortis non seulement en italien, mais même en philosophie, parce qu’ils ne savaient pas exprimer les concepts avec clarté ». Voilà donc la situation archétypale dont le professeur ne sortira sans doute jamais, comme tant d’autres, car il ne se donne aucun moyen de la mettre à distance, et d’abord de la présenter pour ce qu’elle est : une expérience de ce que Bourdieu nomme la distinction. D’un côté, ceux qui parlent mieux l’italien et – même si rien n’en est dit – qui possèdent tous les avantages sociaux qui vont avec et sont donc mieux préparés à la réussite scolaire. De l’autre côté, les dialectophones, stigmatisés socialement à la fois par les professeurs et les élèves mieux nantis. Ces derniers aussi connaissent le « dialecte » ; ils appartiennent à une société bilingue, ou plus exactement diglossique : leurs propres pères souvent ont eu le « dialecte » comme langue maternelle, ils l’entendaient chez leurs grand parents et un peu partout. Ils n’en sont pas encore si éloignés, de cet univers dialectophone inséparable pour eux des conditions sociales dont ils sont sortis, ou plutôt dont ils sont en train de sortir.
L’une des manières de conjurer cette origine socio-linguistique infamante, d’affirmer ou plutôt d’accomplir, de performer la distinction, de (se) démontrer que l’on n’en est plus, consiste à faire un usage parodique de l’idiome, en s’amusant par exemple à redire en « dialecte » ses leçons de philosophie. Il s'agit d'un usage proprement burlesque de la langue, si le burlesque est bien une simulation basse des sujets les plus élevés (les dieux de l’Olympe ramenés dans une cour de ferme par exemple). Cet usage burlesque de l’occitan (on disait bien sûr alors « patois »), ou sinon au moins de l’accent de ses locuteurs, je l’ai observé et pratiqué moi-même au lycée d’Albi. Je sais donc de quoi je parle.
Plutôt que de tenter une (auto)analyse de ce type ou même d’esquisser une quelconque analyse sociale de la moindre réussite des dialectophones au bac (une chose d’ailleurs à démontrer, car l’idée selon laquelle qui parle « patois » parle moins bien français, est évidemment fausse), Eco reprend le topos éculé selon lequel on ne saurait énoncer « clairement » de concepts en « dialecte », car le « dialecte » n’est pas fait pour ça ! Le dialecte est fait, d’abord, pour rire ! La petite scène récurrente de burlesque philosophique, dans la cour de lycée, l’a décidément profondément marqué, obérant toute possibilité de s’élever au-dessus du lieu commun dualiste, celui de la différence essentielle qui séparerait la « langue » et le « dialecte » ; la première vouée à l’esprit, le second au corps et aux affects ; la première à dire des choses sérieuses, le second à rire avec les copains. Dans la bouche d’un grand sémioticien, on en reste médusé, interloqué.
Je n’exagère pourtant pas, je lis : « En effet, le dialecte, parfait pour le comique, le familier, le concret quotidien, le nostalgico-sentimental, et souvent le poétique ; à nos oreilles, il rabaisse les contenus conceptuels nés et développés dans une autre langue ». Je me contenterai ici de lui opposer un autre sémioticien d’une autre génération, Franciscu Sedda, lorsqu’il dit par exemple, pour critiquer exactement le même lieu commun entendu dans la bouche de Roberto Benigni, que la « distinction ontologique entre langue, comme espace de la pensée, et dialecte, en tant que lieu des sentiments, non regge », c’est à sire n’a aucune pertinence, ne tient pas debout (voir ici la traduction de cet article de Sedda). Puisqu’il s’intéresse à Mersenne, Eco aurait d’ailleurs pu aussi lire Descartes, le correspondant et ami du bon père minime, et y trouver les mots bien connus : « Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton ». C’est que Descartes devait se justifier, dans le Discours de la Méthode, dont ce passage est tiré, d’exposer sa philosophie en langue vulgaire, c’est-à-dire en français. Et ce n’était pas gagné ! Car l’université était pleine de gens comme Umberto, de savantasses qui pensaient encore que l’on ne pouvait correctement philosopher qu’en latin et que le français, était acceptable, à la rigueur, pour la poésie, ou pour les genres « vulgaires », comme le roman.
Eco ne nous épargne même pas la tarte à la crème de la hiérarchie des langues de l’esprit, des langues de la philosophie : parler de la « substance » chez Aristote en allemand, c’est du sérieux, ça ne fait rire personne ; en vénitien, c’est, dit-il, « Arlequin serviteur de deux maîtres » ! On baigne, comme on le voit, dans une lagune de stéréotypes et d’idées toutes faites et la conclusion de l’ensemble est à la mesure de tout ce qui précède : « Revenir à la connaissance du dialecte (ou ne pas la perdre) est fondamental pour conserver nos racines, mais substituer les dialectes aux langues nationales, comme le veulent certains esprits inconsidérés, signifie replonger dans le ghetto tant de populations qui avaient eu la possibilité de voir au-delà des frontières de leur village ».
Voilà en fait le nœud de l’affaire, proprement politique : la réaffirmation d’un nationalisme étroit, obsédé par le péril que représenterait un développement conséquent des autonomies régionales sur le plan culturel et linguistique. Il est aussi une incapacité à s’élever au-dessus du modèle sociolinguistique italien, en étendant au monde entier, de manière complètement erronée, l’opposition et articulation langue nationale-dialectes régionaux. Personne ne défend l’idée de substituer les « dialectes » à l’italien, mais par contre beaucoup souhaitent conserver et développer un bilinguisme moins diglossique qu’il ne l’est, c’est-à-dire construire une double appartenance linguistique où l’on ne trouve par exemple ni absurde ni dangereux de faire prospérer un Wikipedia en sarde ou en occitan. C’est la menace du retour à l’horizon villageois refermé sur lui-même, qui est absurde car, au village aussi, désormais (du moins dans nos contrées largement connectées), on contribue à Wikipedia, on surfe en anglais et on télécharge le Nom de la Rose.
Jean-Pierre Cavaillé
Saurez-vous me dire si je me trompe en voyant une analogie entre les attitudes homophobes constatées dans la société et les attitudes sociolinguistiques diglossiques ?
Je veux dire par là que je conçois que chacun peut éventuellement éprouver une réticence à l'homosexualité mais peut aussi tout autant s'en rendre compte et se raisonner évitant par là même de verser dans une forme de haine. N'en est-il pas de même pour les attitudes linguistiques ? Eprouver une réticence à l'égard des idiomes infra-nationaux non-officielle ou de moindre prestige peut se comprendre en vertu de conditionnements sociolinguistiques évidents mais ne pas se méfier, ne pas se raisonner à cet égard, cela me laisse pantois d'autant plus quand cela émane de grands esprits reconnus comme tels.
Ce rapport au dialecte-patois est-il d'ailleurs spécifique aux sociétés occidentales ou le viet-name retrouve-t-on dans des sociétés comme en Inde, en Asie du sud-est ou encore en Polynésie ? Dès lors qu'une langue acquiert un certain prestige par un usage véhiculaire plus ou moins officiel, le complexe diglosique apparait-il ? Ce dernier est-il congénital à toute société humaine, est-il congénital aux attitudes humaines ? Plus généralement, les phénomènes de discrimination (inférieur/supérieur) manifestement difficilement dépassables sont-ils inhérents au genre humain ? à la société humaine ?
A-t-il jamais existé une société dépassant les discriminations (je ne veux pas dire sans discriminations aucunes mais capable de les dépasser, de les raisonner, les civiliser peut-être) ? Peut-on seulement imaginer une telle société ?