Le retour du refoulé monolinguistique
Dans le lourd dossier de presse qu’il est possible de réunir au sujet des spots méprisants pour les « dialectes » que la Rai avait cru bon de diffuser pour célébrer l’unité italienne et inviter les citoyens à payer la redevance (voir ici même le post qui leur est consacré), un texte m’a paru sortir du lot, par la pertinence et l’audace de son analyse, qui rencontre bien des idées que l’on défend, entre autres, sur ce blog. C’est pourquoi, j’ai décidé de le traduire (voir l’original sur le site de Fondazione Sardinia). L’auteur en est Franciscu Sedda, enseignant de sémiotique à Rome (Università di Tor vergata). Il est aussi un indépendantiste sarde, membre fondateur de l’IRS – Indipendèntzia Repùbrica di Sardegna – et cofondateur du parti ProgReS – Progetu Repùblica, en janvier 2011, parti indépendantiste, non-violent, qui refuse l’étiquette de « nationaliste ». Le présent texte n’aborde nullement la question de l’indépendance de la Sardaigne, sur laquelle je me garderai d’ailleurs d’émettre la moindre opinion, positive ou négative, par manque de connaissance du terrain. Ce qui m’intéresse ici est l’analyse critique, fine et conséquente, de la séparation dans le discours dominant en Italie entre dialecte et langue, dont je ne partage d’ailleurs pas tous les points, en particulier concernant la nécessité d’adopter, à terme, un standard unique pour une situation linguistique diversifiée (il est vrai que la question est ici à peine effleurée, voir l’article très intéressant d’Andrea Zucca évoquant une discussion avec Sedda, sur le site de Zucca dédié à… son restaurant ! ). Sur ce point, il me semble que les Occitans (pluralité dialectale, unité graphique) ou les Corses (concept de langue polynomique) proposent des solutions intéressantes.
J’ai ajouté de rares commentaires explicatifs en note ou entre crochets.
Fresque d'Orgosolo, portrait de Gian Maria Angioj (1751-1808) avec une strophe de Su patriottu sardu a sos feudatarios de Francesco Ignazio Mannu 1794
Custa, pobulos, est s'hora/ D'estirpare sos abusos!/ A terra sos malos usos,/ A terra su dispotismu. (Peuples, l'heure est venue/ D'extirper les abus!/ A terre les mauvais usages,/ A terre le despotisme)
Le retour du refoulé monolinguistique. Langues, dialectes, traductions nécessaires
de Franciscu Sedda, juin 2011
Ils reviennent[1]. Comme ces monstres dans les films d’horreur de troisième catégorie qui, après avoir été laborieusement vaincus, reprennent vie pendant que défile le générique de fin ; ces monstres qui, à force d’obstination à survivre, en deviennent sympathiques et avec qui on risque même de finir par se liguer. Les voici, ces monstres pour rire, qui réapparaissent sur la télé nationale, dans des spots auto-complaisants, ou sur la scène de Sanremo, dans les monologues de l’un des italiens les plus spirituels qui soient, Roberto Benigni, en cherchant à nous arracher un éclat de rire. Les voici à nouveau : l’exaltation acritique du monolinguisme et la radicale différentiation entre dialecte et langue, comme s’il s’agissait de deux univers ontologiquement distincts.
Ils reviennent. Et s’ils reviennent, cela mérite que l’on y réfléchisse. Prenons la série des cinq spots Rai pour célébrer les 150 ans de l’unification italienne, qui a largement circulé sur la télé et le web ces derniers mois. Dans ces films, on n’a pas trouvé mieux que d’exalter l’unification linguistique italienne en caricaturant les variétés linguistiques dialectales et leurs locuteurs. Opération par certains côtés compréhensible : les auteurs Rai, lecteurs attentifs de la Storia linguistica dell’Italia unita (Histoire linguistique de l’Italie unie) de Tullio De Mauro (1963), savent et sont flattés de savoir quel rôle fondamental la télévision a joué dans la diffusion de l’italien, parvenant à obtenir ces résultats d’unification linguistique que la littérature et l’école n’étaient pas arrivées à atteindre.
Toutefois, il n’aurait pas été mauvais que ces mêmes auteurs eussent aussi lu, toujours de De Mauro, L’Italia delle Italie (L’Italie des Italies, 1992) et en particulier l’essai « Adieu au monolinguisme ». Leurs spots eux-mêmes démontrent en fait – interprétés avec un tout petit peu de malice et en partant de la fin (quand les protagonistes avec un parfait code-switching passent du dialecte à l’italien) – que ces locuteurs sont plurilingues et possèdent très bien tout autant la variété dialectale que la langue standard. Il faut le voir pour le croire. Ce qui fait problème, c’est que l’on a cherché à les faire apparaître comme de pauvres démunis qui ne savent pas « quand » ni « avec qui » recourir à telle variété et à tel registre, et quand, avec qui, à tel autre.
En somme, à une conception adjonctive et pluraliste des variétés linguistiques, on a préféré une vision soustractive ; à la convivialité entre langue standard et variété dialectale comme acquisition de potentialités plurielles d’expression, on préfère encore une logique du type « ou l’une ou l’autre ». En réalité, de cette façon, au monolinguisme dialectal on est en train de répondre, non sans risque, comme on le verra, par le monolinguisme standard.
C’est aussi une question politique, évidemment. Les monstres engendrent les monstres et, à l’instrumentalisation dialectale de la Lega Nord, on ne trouve rien de mieux à répondre que par un vigoureux nationalisme linguistique. Un malheur, comme on dit, ne vient jamais seul. Il s’agit d’un mécanisme mit aussi en évidence par Alberto Maria Banti (Il Manifesto, 20/02/2011) qui a parlé d’une sorte de néonationalisme à la sauce risorgimentale infusé dans le récit historique que Roberto Benigni a proposé sur la scène de Sanremo relisant Fratelli d’Italia [l’hymne national italien]. Et Benigni, dans son récit, ne s’est même pas privé d’un passage obligé sur l’incommensurable avantage de la langue par rapport au dialecte, après avoir évidemment réitéré le plus classique des stéréotypes sur les dialectes : leur authenticité, leur prétendue vocation à être l’expression des sentiments intimes, quasi viscéraux, et donc adaptés à la création poétique et musicale.
Il semble donc, pour en rester à Benigni et à une longue tradition déposée dans le sens commun, que le dialecte entretient un rapport quasi inné avec la corporéité et les affects, sans toutefois convenir à l’« esprit » : « Avec le dialecte, on ne saurait écrire la Critique de la Raison Pure, l’Esthétique de Croce, la Divine Comédie, parce qu’il fait rire, la pensée ne va pas au-delà. Il y faut une langue… ». Cette argumentation ne rend justice à personne : ni au soi-disant « dialecte » ni à la soi-disant « langue », et encore moins à l’intelligence indubitable de Benigni.
Premièrement parce que, grâce au ciel, chaque langue standard sait fort bien exprimer les sentiments et les pulsions intimes. Voire, le chemin qui conduit une langue standard initialement parlée par une très petit nombre et perçue comme « artificielle » à devenir une langue vivante, perçue comme « naturelle » et « commune », « langue maternelle », est la démonstration évidente que la distinction ontologique entre langue, conçu comme espace de la pensée, et dialecte, en tant que lieu des sentiments, n’a aucune validité.
Deuxièmement, c’est Benigni lui-même qui nous donne l’un des exemples les plus éclatants des potentialités expressives inscrites en tout dialecte : la Divine Comédie n’est pas autre chose que le témoignage des potentialités expressives d’un dialecte, le florentin littéraire, qui seulement plus tard allait devenir « langue italienne » et « langue commune » avec tout ce que cela comporte (voir toujours De Mauro dans une intervention récente sur le numéro de Limes consacré au rapport langue/pouvoir, décembre 2010 [De Mauro, « Un’identità non immaginaria »]). Causes et effets doivent être inversés : la Divine Comédie n’est pas écrite en florentin parce qu’il était une langue ; c’est le florentin qui est devenu une langue parce que quelqu’un a eu la capacité de s’en servir pour écrire la Divine Comédie (et d’autres ensuite, au fil des siècles, ont pris ce texte et cette variante comme référence).
Si Benigni ne voit pas le paradoxe, c’est pour une raison évidente : pour lui variante dialectale et variante standard coïncident presque. Mais beaucoup d’autres le voient sûrement ce paradoxe, et qui écrit ces lignes avec eux : le dialecte ligure de Carloforte et les nombreuses variantes de la langue sarde, encore prise dans un chemin aussi complexe que nécessaire de recherche d’une variante standard partagée. Mais pour en revenir à Benigni, il faut répéter que son exemple est la plus radicale contrépreuve de la rigide distinction entre langue et dialecte, et permet de voir avec clarté que tout dialecte est une langue en puissance et toute langue un dialecte doté de pouvoir, ou si l’on préfère, un dialecte qui a réalisé extensivement ses potentialités à travers une graphie, une grammaire et un lexique standard, l’usage institutionnalisé, promu avec le soutien d’innombrables dispositifs, la possibilité de mettre à l’épreuve ses capacités métaphorico-expressives et donc d’accroître ses capacités d’étendre sa toile formatrice sur tous les champs du « réel ».
On a plutôt envie de dire qu’il est clair que si les dialectes semblent autant adaptés aux sentiments et aux contextes familiers, c’est qu’on ne leur laisse pas parler d’autre chose, puisqu’on ne leur permet pas de se mettre à l’épreuve du non-encore-dit, en se traduisant dans d’autres espaces de la vie sociale et intellectuelle. Et, de la sorte, les variantes choisies comme langue standard sembleraient éternellement artificielles, arides, snobs si elles restaient seulement dans la sphère de la bureaucratie, de la diplomatie, de la philosophie, de la littérature écrite pour une élite, si elles ne se traduisaient pas avec le temps – en se re-dialectalisant, ou en créant des variantes régionales de la langue standard elle-même – dans l’espace de la vie quotidienne.
Et toutefois le problème demeure et semble pris tout entier dans l’héritage de l’élaboration gramscienne, partagée entre une lecture employée à reconnaître pleine valeur et dignité à la culture populaire et des affirmation sans cesse citées comme la suivante : « Qui parle seulement le dialecte ou comprend la langue nationale à divers degrés participe nécessairement d’une intuition du monde plus ou moins restreinte et provinciale, fossilisée, anachronique (…). Une grande culture peut se traduire dans la langue d’une autre grande culture ; c’est-à-dire une langue nationale, historiquement riche et complexe, elle peut traduire n’importe quelle autre grande culture, c’est-à-dire être une expression mondiale. Mais un dialecte ne peut faire la même chose » (Cahiers de prisons : Quaderni del carcere II, Torino, Einaudi 1975, p. 1377 [Le passage en entier, en français, sur le site marxists.org]).
Que faire à la lecture de ces lignes ? Plutôt que les assumer comme des vérités définitives, je proposerai de travailler à leur marge et dans leurs limites internes, en se focalisant sur trois aspects inscrits dans cette phrase on ne peut plus fameuse, pour faire un pas en avant, vers notre présent.
Le premier aspect est contenu dans les mots suivants : « … qui parle seulement le dialecte ». C’est parler « seulement » le dialecte qui fait problème, non parler « aussi » le dialecte. C’est le monolinguisme qui fait problème, donc. Et je dirai que, en fin de compte, il fait problème aussi lorsqu’il s’agit du monolinguisme d’une langue nationale. Pour comprendre réellement le monde, pour commencer à réfléchir vraiment sur lui, pour grandir notre humanité et échapper au moins un peu à la commode tentation de nous refermer sur nous-mêmes, pour commencer à pénétrer vraiment dans les multiples replis du réel, nous avons besoin au moins de deux langues. Donc, mieux vaut la coprésence d’une variété dialectale et de la langue standard que l’une des deux seulement. C’est au moins un début de plurilinguisme, un élargissement de son propre horizon à travers les interférences d’un autre, même s’il s’agit d’une variation minime, d’une petite vibration de la différence.
Le second point renforce le premier, et grande partie de ce que nous avons dit : « … ou comprend la langue nationale à divers degrés ». Il ne suffit même pas de parler une langue nationale sic et simpliciter. Ce qu’il faut, c’est pénétrer dans les plis de chaque langue, en saisir l’intime stratification et pluralité interne, en expérimenter toute la puissance sémiotique et expressive. Son propre empowerment, la prise en charge et l’exaltation de ses propres potentialités créatives passe par l’appropriation et la mise en action la plus pleine des moyens de production du sens.
Enfin, la dimension de vie « mondiale » que Gramsci concevait comme un choix, apparaît aujourd’hui comme une donnée inévitable. Qu’elle soit un choix ou un donné, il est clair que cet espace mondial se donne comme un espace fait d’une multiplicité de traductions nécessaires entre des dimensions linguistiques, culturelles et politiques plurielles, qui plus est distribuées sur plusieurs niveaux. Il faut s’habituer dès maintenant à cet espace traductif glocal, si on ne veut le rendre plus grand, terrible et monstrueux qu’il ne l’est.
Franciscu Sedda
Une autre fresque d'Orgosolo. Photo Baudo Mauro. Paroles d'un chant - berbos - pour le rite de la pluie:
Hustus Deus hi tenimos / est duru e malu a si moer / est abba hi di pedimos/ suni purpas de voe
(Ce Dieu que nous avons/ est dur et il a du mal à se bouger/ c'est de l'eau que nous te demandons/ et non pas de la viande de boeuf)
[1] A volte tornano. Titre italien du recueil de nouvelles de Stephen King, Night Shift (Danse macabre), 1978. ndt.