Le métro de Toulouse « en occitan ». La résignation à l’asepsie sous la dénonciation du ridicule
Le métro de Toulouse « en occitan ». La résignation à l’asepsie sous la dénonciation du ridicule
J’ai enfin entendu l’occitan hier dans le métro de Toulouse : « Sant çubran Republica », « Pè d’auca », « Font Lestan », « Bagatela »… J’avais beau être averti, cela m’a fait une forte impression, mais très étrange aussi : entendre ces mots occitans prononcés en ce lieu là, blanc comme un hôpital et transparent comme un hall de banque, avec sa musique d’ambiance, son mobilier et son ingénierie high tech… Que la chose soit bien claire : je suis évidemment on ne peut plus favorable à l’initiative, qui montre que la langue « existe », qu’il est possible de la parler, de l’apprendre… au moins ailleurs (à l’université, à l’Ostal d’Occitania, à Calandreta, en quelques autres lieux). Parce qu’il faut bien dire tout de suite, pour éviter tout malentendu, que le métro de Toulouse, pas plus que les autres espaces urbains de la ville rose, n’est certes un lieu où l’on parle occitan couramment (!), même si évidemment cela y est possible. C’est bien d’ailleurs ce que j’aurais fait moi-même, si j’y avais été avec des amis, entre autre pour montrer que ces mots existent incarnés et pas seulement dans la boite du haut-parleur. Je ne suis pas non plus en train de dire que l’occitan n’a guère sa place dans le métro, parce que la langue n’est plus présente, audible dans la ville, à l’exception de petites et rares poches d’apprentissage et de transmission. Je dis au contraire qu’il y a selon moi parfaitement sa place, comme langue historique de Toulouse, pendant des siècles aux cotés du français (et jusqu’au début du XXe siècle très largement parlé par une majorité de la population) : une présence symbolique donc, et virtuellement incitative, comme j’ai dit, même si l’accueil réservé à l’initiative par les Toulousains (je vais y revenir) est le plus souvent marqué par l’indifférence, voire (plus rarement) par une franche hostilité, mais aussi, très fréquemment, par un certain agacement, à travers l’affirmation du caractère « ridicule » de la chose, que je tâcherai d’analyser.
Mais il me semble qu’est d'abord nécessaire une brève description, évidemment tout à fait subjective, de la manière dont la langue est présente et présentée. Elle est associée, bien sûr, au français. Mais à quel français ? A ce qui me paraît en être la pire forme possible : un français débité par une voix d’aéroport, avec l’accent le plus « neutre » qui se puisse imaginer, c’est-à-dire, bien sûr, un accent parfaitement « pointu »; car la « neutralité », en l’occurrence, est évidemment décidée et formatée à partir d’une prononciation de référence, imposée dans les écoles de diction et de formation des présentateurs radio ou télé, sur le modèle, en fait assez lointain, du parisien socialement correct (lointain car, une fois encore, personne ne parle comme ça). Un accent, en tout cas, sans caractère aucun : une langue vide, figée, morte, une langue qui est à la langue ce que la musique d’ambiance diffusée sur les quais est à la musique, ou ce que l’asepsie hospitalière du lieu est à l’idée que l’on peut se faire de l’accueil et de la convivialité. Une langue qui, dans la Toulouse de Nougaro, devrait être reçue comme un coup de poing, une provocation, une injure, la négation absolue de toute forme d’identité… Or parmi tous les crétins qui se sont élevés contre la présence de l’occitan en ce lieu, y en a-t-il un, un seul, y compris parmi nos valeureux camarades révolutionnaires et libertaires, qui se soit aussi, en même temps, dressé contre cette forme vocale de l’aliénation postmoderne ? Je veux parler de ces voix, féminines bien sûr, glacées, désincarnées, identiques de Dunkerque à Marseille dans tout ce qui s’enregistre pour gérer les flux de voyageurs, guider les clients des caisses automatiques, etc. Et que l’on ne vienne pas arguer ici des avantages de la neutralité en matière de compréhension, car si les mots diffusés n’ont rien à voir avec la manière dont il sont prononcés dans la rue, l’étranger ne les comprendra évidemment pas mieux. Il s’agit bien là de l’imposition d’un modèle sinistre de langue, de communication, en même temps que d’aménagement de l’espace urbain, où l’uniformité, la neutralité et l’asepsie constituent une seule et même réalité.
Or l’occitan vient redoubler cette langue-là, cette infamie de langue-là… Je note d’abord que seuls sont donnés les noms propres des stations, les rares indications (par exemple les mots « prochaine station ») ne sont pas traduites. Sa prononciation, d’un point de vue linguistique, est tout à fait correcte, quoi que disent à ce sujet tous ceux qui affirment le contraire, sans apporter le début d’un argument sensé. Il s’agit bien d’un languedocien (certes des deux côtés de Garonne) à peu près irréprochable, dont l’accentuation est marquée, n'est pas francisée ni fantaisiste. Il y a certes une scansion bizarre, un appui sur certaines syllabes, quelque chose de mécanique et donc, fatalement d’artificiel, surtout, fatalement, dans le contexte lingusitique et urbain que j'ai décrit.
Car l’occitan n’échappe certes pas à ce dispositif de dévitalisation, d’aseptisation et de sécurisation de la langue et de l’espace ; il en fait partie. Car c'est bien ce qui semble être recherché : la présence d’un simulacre de couleur locale, d’un supplément d’âme culturel, parfaitement illusoire, et jugé acceptable (au moins par les communicateurs qui ont décidé de promouvoir l'initiative) parce qu'illusoire. Comment pourrait-il en être autrement, dès lors que l’identité locale est ici d’emblée refusée, radicalement niée dans la prononciation même du français ? L’occitan dans le métro de Toulouse, c’est un peu comme ce malheureux comédien qui est le seul et unique à avoir « l’accent » dans la série télé Plus Belle la Vie. Comment pourrait-on d’ailleurs faire sérieusement croire aux voyageurs que l’on s’intéresse à une part de leur culture, alors qu’on leur parle dans une forme qui est la négation même non seulement de l’occitanité présente encore dans l’accent de beaucoup, mais qui est plus profondément encore la négation pure et simple de ce qu’il sont, c’est-à-dire, non pas même du fait qu’ils aient ou non « l’accent de Toulouse » (car bien sûr, il faut constater qu’il n’y a pas « un » accent de Toulouse, il y en a plusieurs ; l’accent de Nougaro ne se transmet quasiment plus aux jeunes générations), mais de leur humanité même, car ici les robots parlent aux robots, les avatars aux avatars, les zombis aux zombis.
Or le principe de cette aliénation là, n’est ouvertement, je le constate une fois encore, contesté par personne : pas de tag, ni de graffiti, pas d’insurrection contre ces files de haut-parleurs qui diffusent leur musiquette de merde sur les quais… Tout est propre, tout est net, les agents de sécurité et les techniciens de surface veillent au grain… « Capitòli », « Esquiròl », « Sant çubran Republica »…. Ce personnel est largement composé d’immigrés, qui probablement sont tout aussi bilingues que les derniers occitanophones de Toulouse… Que pensent-ils eux-mêmes des annonces du métro en occitan ? Que pensent-ils de ces annonces tout court et de l’espace dans lequel il leur faut passer une si longue partie de leur vie ?
Je n’en sais rien, je n’ai pas eu le temps de leur demander, je le ferai la prochaine fois. Mais, en échangeant avec quelques personnes de ma connaissance au Mirail et au centre ville, d’un autre côté, j’en ai assez entendu… Certains, ayant pourtant quelque teinture de langue, m’ont dit qu’ils n’avaient pas d’abord reconnu de l’occitan, mais de l’espagnol ou du russe, et tous surtout étaient d’accord pour juger la présence de la langue dans le métro vaine et purement ornementale, étant donné la désoccitanisation massive des populations et surtout tous m’ont dit que cette langue là en ce lieu là, prononcée ainsi, était, tout simplement et sans plus ample commentaire, « risible », « ridicule ». Ridicule… Il est évident que cette sensation de ridicule est fondée sur le complexe diglossique[1], toujours aussi présent et général alors même que la plupart ne savent plus un traître mot de la langue. Car le complexe diglossique survit à la langue, et même à l'accent, comme une tache effacée dont il reste l'auréole. Le patois dans le métro ? C’est « ridicule »… La place du patois est, on le sait bien, près des tas de fumier. Or comme les tas de fumiers, même à la campagne, ont disparu, ergo… Il existe une variante commune du complexe diglossique, fréquemment exprimée par ceux qui disent « aimer la langue », et qui en effet, entretiennent avec elle une relation passionnelle (mais pas au point généralement de se donner la peine de la parler) ; cette langue est belle et elle a du sens comme langue incarnée, langue émotive des grands parents, des derniers reliquats du peuple rural… Dans le métro, elle n’a rien à faire, elle y est… « ridicule ». Si elle est ridicule, c’est évidemment, par rapport au français qui, lui, coule de source, langue de la ville, langue désincarnée, cérébrale, sérieuse, informative.
La question pour moi, n’est certes pas celle du ridicule, mais celle de l’asepsie, de la glaciation mortifère qui affecte le langage en ce lieu là comme en tant d’autres. Évidemment, dans ce cadre, l’occitan, de toute façon, fait tache, il est déplacé ; ne donnerait-il pas presque la sensation dangereuse qu’une autre forme de langage et donc de rapport au monde est possible ? Aussi, je pressens le pire – et j’espère bien sûr me tromper. Dans ces conditions en effet, dans cet esprit, il semble « naturel » que s’il y avait une véritable place pour une autre langue dans le métro, ce serait bien plutôt l’anglais, évidemment, l’horrible anglais d’aéroport lui aussi, qui n’est pas plus anglais que ce français de métro n’est du français, quintessence de la langue simulacre, du simulacre de langue. Mais, imaginez-vous un « Next stop Bassa Camba » ? Non, cela est exclu, car à l’oreille de tous, on atteindrait là le sommet du « ridicule », n’est-ce pas ? Alors, je le crains, ce sera plutôt et exclusivement : « Next stop Basso Cambo ». Ce jour là en effet, cela m’étonnerait bien que l’on ajoute l’occitan à l’anglais : les deux langues de nos aéroports y suffiront… Et bien sûr, à part nous, qui pétitionneront pour garder l’occitan, la grande majorité de ceux qui ricanent aujourd’hui n’y trouveront rien à redire, puisque de toute façon, cela est dans l’ordre des choses, cela est l’ordre des choses.
J.-P. Cavaillé
PS) Depuis, la voix du métro toulousain a changé : voir ici le post consacré à cette transformation considérable.
[1] On parle de diglossie, je le rappelle, lorsque sur un territoire donné, deux langues coexistent, dont les fonctions d’usage sont différentes et très fortement hiérarchisées, l’une de ces deux langues occupant un statut social inférieur.