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Mescladis e còps de gula
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  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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14 septembre 2017

Les Géorgiques de Paulette et André

PaisansdeRoergue

Aquí, aqueste article en occitan

Paysans du Rouergue, 1962-1971

Cela faisait plus d’un an que je voulais partager mon enthousiasme pour le film de Paulette et André Andrieu, Paisans de Roergue (Piget films, 2016), dont j’ai acheté le DVD. Je m’en repasse des bouts, de temps en temps, pour en écouter la belle langue et rêvasser sur ses images hypnotiques. La magie particulière de ce film vient de la qualité de la prise de vue sur une caméra amateur de ces années-là, de la voix qui accompagne les images et de l’effet de retour en un temps évanoui mais à portée de mémoire, du moins pour moi, un voyage en un monde que j’ai en fait à peine connu, mais qui hante mon esprit depuis l’enfance : celui des paysans de l’après guerre, saisi juste au moment de sa disparition, entraînée par l’extension de la mécanisation et l’accélération de l’exode rural.

Paulette et André sont nés de paysans rouergats ; elle a grandi au mas de Combes, commune de Villeneuve, lui à Salusses, de Montsalès, à quatre kilomètres de là. Au moment du tournage, ils formaient un jeune couple de trentenaires qui, comme tant d’autres, vivaient loin du pays, en l’occurrence à Nemours, en Seine-et-Marne. Lui était ingénieur chez Corning, une entreprise américaine spécialisée dans la vitrocéramique : il y inventa un procédé, l’encapsulage de graphite dans le verre, et se rendait souvent aux États-unis). Au début des années 60, ils achetèrent une bonne caméra couleur d’amateur, une CAMEX cellule Reflex 8, qu’il fallait remonter à la manivelle et qui concédait des prises de… 13 secondes ! Ils voulaient filmer leur fils Éric, encore tout petit, que l’on voit d’ailleurs dans le film, courant partout, tenu à quatre épingles par sa mère. Il devrait avoir aujourd’hui environ mon âge...

Mais bien vite, ils se sont mis à filmer le pays et leurs familles, à chaque fois qu’ils revenaient, et surtout leurs parents respectifs, encore en activité. Ils les ont pris au travail, dans toutes leurs occupations agricoles, routinières ou importantes, avec la conscience aiguë d’une page qui se tournait, et ils ne filmèrent pas au hasard, non, mais de manière réfléchie et méthodique. Paulette scénarisait scrupuleusement toutes les séquences, ils éclairaient les intérieurs aux lampes chromes, usaient d’un magnétophone pour saisir le son, car les caméras ne le prenaient pas encore. Cela, avec une volonté manifeste d’archivage et d’exhaustivité. Tellement, qu’entre 1962 e 1971, ils sont parvenus à rassembler, sans presque sortir de leurs familles, une sorte d’encyclopédie visuelle de la vie paysanne en Rouergue, où il ne manque quasiment rien des activités quotidiennes comme des grands travaux de l’année, au fil des saisons, du printemps à l’automne et de l’automne au printemps. Lorsqu’on essaie de faire la liste de ces activités, à partir des séquences du film, on est saisi bien sûr par la masse et la dureté du labeur (celui des femmes peut-être plus encore que celui des hommes), mais peut-être d’abord par le nombre des savoir-faire maîtrisés tout au long des travaux et des jours. Ces gens savaient faire tout ce qu’il fallait savoir faire en ces temps de polyculture vivrière : vendanger, fouler le raisin, presser la vendange, cueillir les pommes, faire le cidre, soigner la châtaigneraie, arracher et conserver les betteraves, récolter et dépouiller le maïs, tuer le cochon, gaver les oies et préparer le foie gras, faire le pain, greffer les arbres fruitiers, labourer au brabant et à la dombasle, semer à la volée, faucher à la main (et donc piquer la faux), faire les foins, récolter le tilleul, mener la basse-cour, maîtriser les techniques d’abattage et de préparation des viandes, cultiver la pomme de terre, moissonner l’avoine et le blé, battre, dresser les vaches et les bœufs de labour, aider au vêlage, lier les bêtes au travail, soigner les sabots et les ferrer, confectionner des bannetons de paille (pour faire lever la pâte mais aussi les réaliser en forme de bonbonnière pour les touristes !), vendre et acheter à la foire, etc. etc. A cela s’ajoute, avec l’arrivée du tracteur et de tant d’autres machines, un savoir en mécanique de plus en plus poussé… Le film montre tout cela, mais aussi de simples moments de bonheur ordinaire : un déjeuner dans les champs, un repas de batteuse, une veillée de dépouille du maïs, le petit Éric fourré dans un sac de jute pour son plus grand plaisir, la cueillette des « répountchous » (lo repontchon, le tamier, notre herbe totem !), l’oncle Milou qui ne peut, quoi qu’il fasse, s’empêcher de faire le couillon… Et encore des événements locaux : fêtes et foires de Villeneuve et de Villefranche, une procession pour les rogations (la dernière avant disparition !), l’usage particulier à la paroisse de Septfonds de faire, chaque dimanche avant la messe, une courte procession autour de la croix devant l’église…

Tout ceci est filmé avec un œil précis, expérimenté, la volonté de montrer ces savoir-faire, les gestes, les techniques, les liens dans l’action entre les hommes, les animaux, les outils et la terre. Le cadre est toujours soigné, l’image impeccable, parfois, souvent – il est vrai le passage du temps aide aussi – d’une grande poésie. Les vêtements, les corps, les façons de marcher, de se tenir… une forme d’humanité aujourd’hui disparue glisse devant nos yeux, comme un reflet lointain sur une vitre.Je pense surtout aux parents des réalisateurs, nés sans doute au tout début du XXe siècle. Sur le marché, des vieux qui portent encore la blouse (les pères d’André et de Paulette l’avaient déjà quittée), des vieilles tout vêtues de noir avec leurs robes longues, leurs chapeaux et leurs petits paniers de ville noirs se mêlent aux jeunes filles en habits colorés et jupes courtes. Sur les lèvres, on devine même parfois des mots français et occitans (en effet, les enregistrements, dégradés, n’ont pu être utilisés).

Ce trésor, bien rangé et catalogué dans des tiroirs, et un film de 5 heures déjà monté dormaient à la maison de Paulette et André. Ils en parlèrent à Christian-Pierre Bedel, venu les collecter. C’est ainsi que le film fut pris en main par le fils talentueux de celui-ci, Amic (vraiment l’homme de la situation, lui qui a réalisé la série « Biais », voir à son propos un article pas trop mal de la Dépêche) et le montage revu par Lila Fraysse sur le principe du passage continu des saisons (en deux parties : du printemps à l’automne et de l’automne au printemps) et ramené à la durée raisonnable de 2 h 30.

Mais il manquait le son, et une reconstitution des bandes inaudibles était hors de propos. De fait, Amic Bedel s’est limité à ajouter de rares évocations d’ambiances sonores et a commandé à Christophe Rulhes une musique simple et discrète à la guitare, qui fait sentir le temps qui passe sans être une évocation de la musique du temps passé (et c’est tant mieux, car c’est là une faute de goût classique dans les documentaires constitués d’images anciennes). Mais surtout, et cela fait plus de la moitié de la qualité du film, Amic a demandé à André lui-même de situer et de décrire, au fur et à mesure, ce que montraient les images. Il m’a lui-même confié qu’André prit le micro dans le studio d’enregistrement et, tout en visionnant le film, en une seule prise, sans aucune hésitation, posément, simplement, en un occitan admirable, avec un vocabulaire concis et précis comme ses images, raconta méticuleusement tout qu’il avait filmé 50 ans auparavant. La version française, mêlée de termes occitans, est elle aussi très bien faite. Jugez-en : « Émile et Paul sont en train de mettre les bœufs au joug, jónjon los biaus, une paire de bœufs jeunes pour les dresser, los domdar. Ça se passe à Combies dans la paroisse de Setfonds et la commune de Villeneuve. On leur met des muselières, los morrials, pour les empêcher de paître pendant le travail. On les a attelé au tombereau, la carrua, bien chargé de fumier pour les enseigner à tirer. Derrière le tombereau est attelée une petite charrette, avec une herse et d’autres outils. Paul et Augusta partent avec un autre attelage, une grande remorque derrière le tracteur, qui permet de sortir plus de fumier à la fois. […] dans le champ d’à côté Paul dépose des fumerons, des fumerons. C’est un travail de fin d’hiver de sortir le fumier. Émile éparpille le fumier, escarpís lo fèms, Là, il fait un peu de comédie, normalement on jette le fumier moins haut. Quand le fumier a été éparpillé, il laboure, avec Paulette, pour recouvrir le fumier ainsi que l’herbe. Il laboure avec la charrue brabant, que l’on retournera au bout du sillon. Et l’on repart dans l’autre sens, une roue dans le sillon, l’autre sur la terre non labourée. Émile plante les pommes de terre, sur la crête du sillon… ». Ces phrases prosaïques, informatives, sont celles du tout début du film… Qui chercherait ici des envolées lyriques sur la civilisation paysanne engloutie ne pourra être que déçu… mais André laisse ainsi toute liberté à l’émotion du regard.

Il ne vous reste maintenant plus qu’à acheter le DVD. Vous pourrez choisir de l’écouter aussi directement en occitan avec ou sans sous-titres en français, anglais ou en esperanto (André, en effet, qui connaît bien l’anglais est aussi espérantiste). Voici d’ailleurs le bon de commande car je me fais, pour une fois, une joie de faire de la réclame.

Jean-Pierre Cavaillé

PS A lire aussi l’excellent article de Benezet Roux sur le blòg de Viure al País

 

Paisans de Roergue

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