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Mescladis e còps de gula
Mescladis e còps de gula
  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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28 février 2015

Le compte des laissés-pour-compte

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(publié en occitan dans Lo Jornalet , le 15 février 2015 et ici même, le 22 du même mois. Je ne pensais pas en présenter une version française, mais Baptiste Chrétien, l'ayant traduit pour le donner à lire à un ami non occitanophone, m'a fait l'amitié de me l'envoyer. Je l'en remercie vivement)

 

Le compte des laissés-pour-compte

Digression populiste

 

 

J'étais dans le métro toulousain, il y a quinze jours, et un jeune, un étudiant d'une vingtaine d'années qui avait pris la rame au Mirail, se moquait de la voix occitane et de l'occitan : « Ça ressemble à du portugais déformé !», disait-il à un ami. Nous sommes rentrés dans une discussion très vive : je mêlais de l'occitan au français pour lui montrer par l'action que ce qu'il prétendait – que l'occitan n'était plus parlé par personne – était faux, vu qu'il avait face à lui au moins un locuteur ! Mais le type continuait d'affirmer en rigolant que tout ça appartenait à un passé dépassé et que la langue était morte et enterrée depuis longtemps. Je lui répondis, moitié en oc, moitié en français, que non, pardon, mais que je n'étais pas encore mort, que je n'étais pas un mort-vivant, un zombi venu hanter les âmes des vivants en leur parlant patois dans le métro, mais un citoyen qui aimait entendre sa langue, la langue de cet endroit, aussi malade et moribonde fut-elle, et que si ça emmerdait les gens comme lui, mon plaisir n'en était que redoublé !

Cet épisode m'a donné l'envie d'ébaucher une réflexion sur la domination culturelle qui, évidemment, dépasse complètement la question de l'intolérance à l'occitan.

Cette intolérance, si souvent manifestée dans le métro toulousain, est l'expression d'une domination symbolique (et bien sûr réelle) : laisser une place dans l'espace public (c'était d'ailleurs un argument de mon jeune contradicteur) à ce qui ne devrait pas y être, parce que considéré dans et par le discours dominant comme mineur, ringard, dépassé, risible, méprisable... avec la conscience diffuse que le seul fait de lui concéder, à ce rebut, à ce déchet, à cette merde, le moindre morceau d'espace public, lui donnant ainsi une reconnaissance si minime et minimale soit-elle, suffit à menacer tout l'ordre symbolique établi. Ce que je veux dire, c'est que quand un jeune – ou un vieux – couillon entend du patois à la campagne, il se contente de rire franchement, avec peut-être une pointe d'affection compatissante et condescendante, mais à peine entend-il ce même patois dans le métro que son rire devient jaune, se mêle d'indignation, parfois de colère, parce que l'ordre – dans ce cas diglossique –, son ordre routinier accepté, intégré, intériorisé est remué, dérangé, remis en cause. Il m'a bien dit : « En tant que citoyen français, j'ai le droit de n'entendre que du français dans le métro »...

Le problème de l'imposition à toute la population d'un modèle culturel ou plutôt de modèles (car finalement il y en a plusieurs, qui se concurrencent et se renforcent : celui de l'école et celui des médias par exemple, et chacun a ses variantes, le modèle unique n'existe pas, et je pense qu'il n'a jamais véritablement existé) avec, bien sûr, le consentement tacite ou actif d'une grande partie de cette population – les modèles sont acceptés et intériorisés comme modèles, fussent-ils parfois contradictoires – est évidemment un problème politique, un problème de démocratie. Parce que ces modèles, dans toutes leurs variantes, sont au service de ceux qui en sont les promoteurs à tous les niveaux de la société, ceux qui ont un pouvoir, petit ou grand, et en premier lieu le pouvoir de diffuser et de donner une légitimation, une autorité, de faire reconnaître le modèle comme un modèle excluant ou – au mieux – dévaluant, minorant, minimisant, rabaissant toutes les pratiques alternatives dominées comme des pratiques dépassées, has been, passées de mode, obscurantistes, réactionnaires ou alors déviantes, dangereuses, dissidentes, sécessionnistes, sauvages, etc. et qu'il faut, pour cette raison, rejeter au nom de la modernité, de la « bonne » modernité ou de la modernité « nécessaire » (là non plus il n'y a pas de consensus, il y a ceux qui sont pour la pilule sucrée et les autres pour le suppositoire pimenté). Car, évidemment, on reste toujours dans le cadre d'une idéologie dominante résolument moderniste, même si l'on parle tout le temps de critique de la modernité et du progrès, mais c'est quasiment toujours pour rire, c'est seulement le mot de « modernité » qui n'est plus à la mode, mais la cause demeure, la valorisation du triomphe du présent sur le passé. Mais attention, pas de tout le présent, seulement du présent de ceux qui ont le pouvoir de faire le tri, c'est à dire de décréter ce qui appartient au présent et ce qui appartient au passé. Car ici, il faut faire attention de ne pas se laisser prendre au piège de cette idéologie présentiste et futuriste : une chose n'est pas moderne par essence, elle peut certes être nouvelle, parfois (et d'une certaine manière tout est toujours nouveau, tout ce qui vit se renouvelle, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve), mais ce qui est moderne, c'est ce que ceux qui ont le pouvoir d'en décider ont choisi, à leur profit, de considérer comme moderne.

En France, cela reste moderne de mépriser les patois, l'accordéon, la pétanque, tout ce qui sent le paysan et le prolétaire, mais aussi de se rire de pratiques alternatives plus récentes, celles de tout le monde alternatif, finalement, considérés comme des soixante-huitards attardés, des babas-cool qui ont laissé passer le train, etc. (et aussi, et même davantage, si ce sont des jeunes !), et puis aussi se moquer des migrants des pays pauvres, surtout de leur façon de parler et de vivre, de s'habiller, de pratiquer une religion. D'autres aspects de ces cultures – musique, cuisine, bijoux, littérature, vêtements – peuvent être intégrés à la mode et devenir modernes, entrer dans la danse si je puis dire, devenir des produits de consommation coûtant cher, au moins pour un temps, puis en sortir et redevenir aussi vulgaires et risibles – ou presque – qu'auparavant.

C'est ainsi que, je dirais, la partie non pas moindre mais plutôt majeure des pratiques culturelles, au sens le plus large, sont méprisées, souvent même par les gens qui les font vivre, parce que jugées hors-mode, hors-jeu, pas (ou plus) dans le coup, passéistes, folkloriques, marginales, inférieures, etc. Ah, si on faisait le compte des laissés-pour-compte, si on contait leur conte !

Je me promène dans Limoges et vais ainsi, sans y penser, de lieux en lieux où se déroulent des pratiques passéistes et gentiment (ou méchamment) risibles : la Librairie occitane bien sûr, pleine de livres en patois, les vieux qui font leur potager sur les bords de Vienne, ceux qui jouent aux boules, ceux qui boivent leur verre de blanc ou de rouge à la terrasse de l'Université Populaire, les pêcheurs à l'ancienne, qui ne se sont pas encore mis au street fishing, ceux qui mangent la tête de veau au marché couvert... Chemin faisant, je rencontre des amis, des connaissances qui sont militants à la C.G.T. (quoi de plus ringard que ça ?), d'autres anarchistes (un siècle de retard !), d'autres communistes (quel mot grossier !). Des Portugais se retrouvent dans un local pour faire de la musique et des danses folkloriques de leur région (n'ont-ils rien d'autre à faire ?). Non loin de là, les aficionados de musique punk (il en reste ?) organisent un concert avec un vieux groupe britannique des années 1980 (pas encore morts ?). L'Ateneo republicano invite son monde à parler – une fois de plus – de la République espagnole (vieilles lunes !). Au Cercle Gramsci, ils font une soirée sur l'histoire des coopératives (nostalgie ouvriériste !). À Beaubreuil, sur la pelouse devant les immeubles, une femme turque habillée à la turque a sorti tous les tapis de l'appartement pour les épousseter. Sur le terrain du Palais-sur-Vienne, au fond d'un bois, contre le chemin de fer, là où sont relégués (il n'y a pas d'autre mot) les « gens du voyage », mes amis les manouches tressent des paniers, s'en vont chiner de la ferraille et, pire encore, chantent du Luis Mariano à tue-tête.

Et dans les campagnes alentour, n'en parlons pas ! L'un va à la chasse au sanglier, l'autre au « thé dansant », un troisième boit un coup dans un bistrot décoré d'images pornographiques, de godemichés de toutes les matières et de têtes de sangliers empaillées, un bistrot où l'interdiction sanitaire de la cigarette n'a jamais été respectée... Ici j'en ai vu de toutes les couleurs : l'un qui vient boire en bottes avec son tracteur, un (une) autre travesti(e) sur le modèle de La cage aux folles (1978 !) – et pas pour de rire – assis entre deux chasseurs émoustillés ou désabusés (ou les deux?). Non loin de là, une famille vit sans électricité dans une yourte (vous vous rendez compte ? À l'âge de pierre, et avec des enfants !). Discrètement, un chrétien douteux s'en va du côté de la bonne fontaine avec sa bouteille en plastique et en fait trois fois le tour en marmonnant une prière...

Je veux dire surtout que cela, tout cela sont des réalités présentes, actuelles, vives et non pas passées. C'est la rhétorique moderne des modernes qui font et défont la modernité, qui assure que ces pratiques sont dépassées et trépassées. Parce que je ne veux évidemment pas défendre ici cette idée que la vie était mieux autrefois, je ne suis pas là à cultiver la nostalgie d'une réalité disparue, comme le prétendent les modernes autoproclamés, mais je parle de ce qui existe aujourd'hui, ici, de pratiques que l'on tolère (ou pas !) à la seule condition qu'elles ne prétendent pas à une reconnaissance publique, à être reconnues comme pratiques aussi dignes que d'autres, qui donnent le ton. Ces pratiques sont acceptées (ou non !) à condition de se soumettre à la tyrannie de la domination symbolique des modèles légitimes, c'est-à-dire légitimés par les médias et les institutions. Je vous parle donc d'une humanité, dont je fais grandement partie, objectivement aliénée, niée, minorée et minorisée et qui pourtant est peut-être la plus nombreuse et la plus puissante. C'est pour cela que nous ne voulons plus rester dans nos terriers, nous voulons être reconnus pour ce que nous sommes, ou plutôt pour ce que nous faisons : nous sommes ce que nous faisons et nous faisons beaucoup de choses, des choses étonnantes, dont les pauvres modernes, corps et âme adhérents aux modèles dominants, prisonniers de leurs propres images, n'ont même pas idée... Nous avons l'avenir devant nous, nous sommes l'avenir du passé !

Jean-Pierre Cavaillé

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Commentaires
U
Voilà que j'ai commencé à déménager pour notre nouvelle maison. Et que je te remplis caisse sur caisse de livres. Comme les cinquante cartons achetés sont tout de suite pleins, je fais des sacs pour les grands formats et je récupère des piles de cageots en plastique bien commode pour les formats poche. <br /> <br /> <br /> <br /> L'autre soir en terminant le chargement d'une enième voiturée, ma chère et tendre remarque que nous avons des quintaux de livres à cintrer les poutres de la nouvelle maison. Sans doute sommes-nous, par cette montagne de livres, de drôles de citoyens à la limite de la normalité, quand je visite tant de maisons où l'on ne trouve pas le moindre imprimé. <br /> <br /> <br /> <br /> En lisant ce billet je me disais que nos détracteurs tendance national républicain laïque je ne veux voir qu'une seule tête ont du boulot assuré jusqu'à leur dernier souffle pour éradiquer toutes ces herbes si variées de la plouquitude infinie qui ne font rien qu'à pousser comme elles l'entendent sans se soucier de la modernité.
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C
Salud deoc'h<br /> <br /> Merci beaucoup pour ce texte qui correspond assez à ma façon de voir les choses. J'ai eu un débat récemment avec de jeunes amis sur le terme de "musiques actuelles". C'est moderne ça, les "musiques actuelles", mais c'est donc qu'il y a des musiques "inactuelles" et des gens (ringards ?) qui en jouent... Quant aux langues dites régionales, une copine socialiste m'a dit un jour : "mais pourquoi auriez vous une autre langue"... <br /> <br /> Kenavo<br /> <br /> Christian
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A
Je m'interroge sur cette expression de "domination symbolique", et celle de "violence symbolique". Jusqu'à présent j'avais tendance à les utiliser aussi, mais elles me parraissent finalement trompeuses. Pourquoi "symbolique" ? En français, "symbolique" a une connotation de "pas grave". C'est "symbolique", mais sans plus que ça de conséquence.<br /> <br /> <br /> <br /> Alors que la domination et la violence dont au parle, qui ne sont pas au premier abord "physique", dans le sens ou elle ne font pas couler directement le sang, n'en ont pas moins des conséquences considérables, comme la création d'une identité négative, qui conduit souvent à la disparition de cette identité, et c'est le cas des langues minorisées, qui sont menacées dans la très grande majorité des cas. <br /> <br /> <br /> <br /> Le mépris à l'égard des langues minoriséees est tactique, il entre dans une stratégie d'élimination de ces langues : « En tant que citoyen français, j'ai le droit de n'entendre que du français dans le métro »...<br /> <br /> <br /> <br /> Le but est de n'entendre que du français partout.<br /> <br /> <br /> <br /> La domination et la violence ne sont donc pas 'symboliques' mais belle et bien réelles, psychologiques. Elles ne s'exercent pas directement sur le "soma", sur le corps, mais sur la "psukhê", sur l'âme, sur l'esprit.
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