Risttuules, La croisée des vents
Une découverte de l’estonien
Le cinéma en VO est un excellent moyen de rentrer en contact avec la musique d’une langue inconnue. Jamais je n’avais entendu d’estonien avant l’aller voir Crosswind : la croisée des vents[1]. En estonien cela se dit : Risttuules.
Risttuules est un film à nul autre pareil, d’une force et d’une beauté à couper le souffle. Le très jeune réalisateur Martti Helde y évoque l’une des pages les plus sombres de l’histoire de son pays : son invasion par les armées russes de Staline le 22 juin 1941 et la déportation massive des élites estoniennes en Sibérie (9000 personnes), dans des conditions terribles. Les hommes sont souvent fusillés, les femmes et les enfants condamnés à la famine et aux travaux forcés dans les « kolkhozes » sibériens. La détention ou semi-détention des survivants se poursuivra jusqu’après la mort du petit père des peuples, en 1953.
Pour donner à voir cette histoire effroyable, qui est restée un tabou jusqu’à la fin de la période soviétique, Helde crée un dispositif filmique unique et inédit : il compose en noir et blanc une suite de tableaux vivants mettant en scène de nombreux acteurs et figurants. Les corps sont arrêtés dans leur mouvement, figés, saisis dans les instants éternels de la séparation, de la souffrance et de la vie exilée et c’est la caméra qui se déplace entre et autour d’eux, scrute les visages et les gestes suspendus, explore l’espace intérieur de ce qui pourrait n’être qu’une photographie, une fresque ou plutôt un groupe statuaire, ne fût-ce les étoffes agitées par l’air printanier d’Estonie ou le vent glacial de Sibérie. Ce dispositif d’une grande beauté dit le temps arrêté, pétrifié, figé de l’arrachement, de la déportation et de la détention à ciel ouvert dans l’immensité sibérienne dont on ne s’échappe pas, sinon en s’accrochant au souvenir des siens, de son mari perdu, du foyer détruit et du pommier qui, sans doute, fleurit encore. Car Helde filme ce drame collectif en suivant le destin d’une femme, Erna, à travers les lettres lues en voix off qu’elle persiste à écrire à son mari, alors qu’elle ne sait s’il est mort ou vivant, ailleurs en Sibérie ou au pays...
C’est cette lecture des lettres, pour la plupart d’entre elles réellement écrites par des déporté(e)s, qui nappe le film d’estonien, dont la musique contraste fortement avec le russe, la langue des bourreaux, réservée à la radio ou aux discours des maîtres du camp/kolkhoze. L’estonien en effet est une langue entièrement différente, non indo-européenne, du groupe que l’on nomme langues ouraliennes, proche du finnois.
J’ai voulu du coup en savoir plus et parcouru un peu de documentation. J’y ai appris que la survie de l’estonien fut longtemps compromise. Au XIXe siècle, la très large alphabétisation du pays (déjà 90 % de la population) se faisait en allemand (du fait de la domination d’une aristocratie foncière germano-balte), germanisation à laquelle succéda une période d’intense russification sous la domination tsariste, avec un système scolaire entièrement dispensé dans la langue des envahisseurs. Cependant, les décennies de la fin du siècle furent décisives par la constitution d’un dense réseau de sociétés qui promouvaient la langue et la culture estonienne. Par exemple, lorsque le folkloriste Jacob Hurt lança une campagne de collectage dans les années 1888, il put compter sur pas moins de 1400 collaborateurs dans tout le protectorat russe de Livonie (aujourd’hui Estonie et Lettonie). Chaque maison ou presque, dit-on, fut visitée et Hurt parvint à rassembler plus de 120 000 pages de documentation et 250 000 pièces de folklore rassemblées. Immense réalisation, lorsqu’on pense que, par ailleurs, les premières œuvres de littérature écrites et publiées en estonien datent des années 1810-1820. On cite surtout le nom de Kristjan Jaak Peterson, dont l’anniversaire, chaque 14 mars, est l’occasion de fêter la langue nationale[2].
Un standard de la langue, qui s’est imposé de manière exclusive, fut établi sur une base dialectale septentrionale (la capitale, Tallin, est au nord !), aux dépens des dialectes du sud (tartu, mulgi, seto et võro, lequel possédait déjà une forme écrite, voir infra).
Un premier établissement d’enseignement privé estonien fut ouvert en 1880, mais il fallut attendre 1920 et l’indépendance nationale durement défendue par les armes (contre l’Allemagne d’abord et l’armée rouge russe ensuite), pour que l’estonien soit largement enseigné à tous les niveaux de la scolarité et officiellement reconnu comme langue nationale.
L’invasion et l’occupation stalinienne en partir de 1941 ne purent remettre en cause cette prééminence de l’estonien, malgré l’installation de nombreux russophones et la promotion du russe au statut de langue nationale. Mais, là comme ailleurs, Staline appliquait le principe de « la culture nationale dans la forme et socialiste dans le contenu », qu’il envisageait comme une transition nécessaire vers la langue mondiale qui pourrait être imposée partout « après la victoire du socialisme ». Le russe, présenté, ou plutôt imposé comme « la langue de l’amitié entre les nations » (!), bénéficia d’un très large enseignement, nombre de russophones n’apprenant pas l’estonien, jugé inutile.
Tout changea après l’indépendance en 1991, où l’estonien fut décrété seule langue nationale, avec l’adoption d’une politique d’obligation de le maîtriser pour accéder à de nombreux emplois, créant un vent de panique chez les russophones, dont beaucoup sont rentrés depuis dans la mère patrie.
Sur le front des dialectes minoritaires (certains parlent de langues, mais on lit partout que l’intercompréhension entre toutes les variétés est plus ou moins spontanée), le mieux placé est le võro, dans le sud, dont il y aurait 70 000 locuteurs. Il existe une production littéraire contemporaine en võro, un journal bimensuel (Uma Leht) et ce dialecte fait l’objet d’un enseignement optionnel en certains établissements scolaires. Le võro est considéré comme une langue gravement menacée et le gouvernement central (du nord) semble peu enclin à lui accorder une réelle reconnaissance.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Vous aurez noté qu’il n’est désormais plus possible de voir un film classé art et essai tourné en n’importe quel lieu du monde qui ne reçoive un titre anglais. Il y aurait ici matière à un post, car le phénomène est devenu général, envahissant, tout le cinéma du monde nous arrive désormais intitulé en anglais et souvent ces titres sont vraiment inintelligibles pour les non anglophones (et même d’ailleurs pour les anglophones eux-mêmes). J’aimerais savoir quels sont les crétins (publicistes, distributeurs ?) qui ont pensé et décidé pour tous les autres que ces films seraient plus sexys et mieux vus avec des titres anglais. En tout cas le comble du ridicule est atteint lorsque par souci de rendre ledit titre intelligible on le traduit en plus en français, comme ici. Je n’ai rien contre l’anglais, une fois de plus, mais « Croisée des vents » est très bien. D’ailleurs dans ses versions anglaises le titre est l’équivalent du français In the crosswind, et non Crosswind tout court, mais l’important est la seule présence d’un mot anglais et non son bon usage. Si l’on veut redoubler le titre – et vu que le film est sous-titré cela se justifierait parfaitement –, qu’on le donne donc aussi en langue originale !
[2] Quatre vers de lui sur la langue sont partout cités :
Kas siis selle maa keel
Laulutuules ei või
Taevani tõustes üles
Igavikku omale otsida?
Que je traduis à l’aveugle à partir d’une version anglaise : « Ce peut-il que la langue de ce pays/ dans le vent de l’incantation/ s’élevant jusqu’au ciel/ ne vise l’éternité ? »