Pour combien de temps encore ? (les mêmes bêtises)
Le Républicain Lorrain, à en
juger par son moteur de recherche interne, fait une place importante à tout ce
qui touche au Platt ou Francique[1].
Ainsi a-t-il publié, le 21 novembre dernier, un article de Jean-Marc Becker,
président de l’association Wei Lang
Naar ? (c’est-à-dire « Jusqu’à quand ? ou « Pour
combien de temps encore ? ») ayant pour vocation la défense et la
promotion du francique luxembourgeois. Cet article montrait l’importance vitale
pour la langue d’un développement effectif de l’enseignement du Francique dès
la classe maternelle, dans un cadre bilingue. Jacques Jung, auréolé du titre d’« ancien
président de la très vénérable Académie Nationale [ex Royale, ex Impériale] de
Metz », lui a répondu ce mardi 12 décembre dans les colonnes du même journal.
Il s’y montre résolument hostile à tout enseignement de ce qu’il choisit
d’appeler « patois », produisant en quelques lignes un concentré des
préjugés les plus éculés et des bêtises les plus voyantes sur la question. Ainsi
ce papier est-il très intéressant, parce qu’il est l’expression à l’état brut
d’idées encore fort ancrées, mêmes si elles sont moins relayées peut-être par
les médias aujourd’hui, qui tendent à changer de discours ou du moins à se montrer
moins agressif à l’égard des langues minorisées.
Tout procède de la vieille
opposition entre les langues dignes de ce nom, au premier rang desquelles,
évidemment, le français, et l’infâme « patois » irréductiblement lié
à la misère sociale et la débilité culturelle. « J’ai, dit-il, volontairement
usé des termes « patois » et « dialecte » et non de langue
car j’estime que la vocation de notre Éducation nationale est de faire en sorte
que chaque petit français maîtrise parfaitement la langue de son pays, afin
qu’elle s’impose tout naturellement, dans ses pensées et réflexions, dans ses
relations familiales, amicales, professionnelles, culturelles ».
On fera deux remarques, l’une sociale, ou disons, sociolinguistique et
l’autre proprement politique.
1- Jacques Jung tient d’abord pour une évidence que l’on ne saurait
maîtriser parfaitement le français si l’on pratique aussi un
« patois ». Le patois vient contaminer et empêcher un apprentissage
correct de la « langue » française. L’auteur, ingénieur général du
génie rural à la retraite, parle par expérience : « Au cours d’une
longue carrière dans les zones rurales, dans le Bas-Rhin, puis en Moselle, j’ai
pu constater à quel point les zones dialectales sont économiquement
défavorisées : le patois est parlé en famille, au travail, avec les
commerçants, dans les loisirs. Par contre le français est un langage appris,
peu pratiqué : les intéressés n’en connaissent pas toutes les
finesses : ils hésitent à l’employer, surtout quand ils avancent en âge… ».
Parler patois, on le voit, s’accompagne nécessairement d’une relégation sociale
(dans ces confins de la civilisation que sont les zones rurales) et de la
misère économique : comment en effet réussir dans la vie, si l’on parle
patois ? Parler patois enfin est une tare culturelle qui empêche de saisir
« toutes les finesses » du français. Évidemment il serait saugrenu de
se demander si le fait d’appréhender « toutes les finesses » du
patois ne peut être considéré comme un gain culturel, ce type de réflexion
étant exclue, a priori, par l’usage même du terme patois : les patois,
c’est bien connu, n’étant guère renommés pour leur finesse... Jacques Jung décrit
en fait, du point de vue qui est le sien, d’ingénieur fier de ses galons et de
sa connaissance de toutes les finesses du français, la situation de personnes dont
la première langue est évidemment le platt,
sans aucun doute des locuteurs bilingues, mais n’ayant pas une maîtrise
parfaite du français classique, le seul qui compte au yeux de l’auteur, qui
peste au passage contre les égarements linguistiques des médias
(« mauvaise prononciation, fautes de grammaire : accords de
participes passé, h aspiré, etc. » : notons que ces remarques sont à
contre-emploi, car les gens qui parlent dans le poste sont pour la plupart de parfaits
monolingues guéris du patois !). Il ne se demande bien sûr pas si le
français lui-même n’a pas tout simplement changé : c’est que l’impératif
catégorique des idolâtres du français classique (quand à ce qu’ils entendent
par là, c’est une autre histoire), tout aussi vertueux et vide que l’impératif
moral kantien parce que tout autant irréalisable, est le suivant : la
langue doit rester immuable ! Notre
académicien ne se demande même pas si la question du platt et de sa sauvegarde ne s’est pas elle aussi complètement
transformée. Il le devrait, car la situation qu’il décrit avec toute la
suffisance du notable qui a sali ses bottes dans les cours de ferme, n’existe
pratiquement plus, de fait, aujourd’hui. Son objection, devant le bilinguisme
auquel il s’oppose (c’est-à-dire pris en charge, ou plutôt relayé par l’école),
ne tient pas, car l’on sait fort bien que les prestations en français des
enfants bilingues sont plutôt supérieures à celles des monolingues. Mais il est
vrai que pour lui, français + patois ne font pas deux langues. Car il n’est pas
opposé à l’apprentissage (de bilinguisme il n’est certainement pas question) d’au
moins une autre langue vivante, mais attention, de ce qu’il appelle alors
« une vraie langue, ayant une grammaire, une littérature, des poètes, des
philosophes… l’anglais, le russe, le chinois et, bien sûr, l’allemand ou encore
l’espagnol ou l’italien » (ne demandons pas à l’auteur ce qu’il entend par
« le » chinois pour ne point le mettre dans l’embarras). C’est bien
connu : les patois n’ont pas de grammaire (il faudrait faire un recueil de
la circulation de cette idée stupide), pas de littérature, pas de poètes, à la
différence des « vraies langues », qui sont évidemment celles d’États
nations. A ces arguments, nous ne pouvons même pas répondre en montrant les
livres, car ce type de critique dira toujours qu’il ne s’agit pas alors de
« vraie littérature », mais d’expressions régionales, folkloriques, etc.
Poésie, littérature[2], nos langues sans nul
doute, ont tout cela, mais quand bien même, il faut dire une bonne fois qu’une
langue sans écriture n’en est pas moins langue qu’une autre, et n’en a pas
moins « une grammaire », et bien sûr une culture orale, susceptible
de rivaliser avec les chefs d’œuvre du livre !
2- La deuxième remarque est d’ordre proprement politique, ou pourrait-on
dire psycho-politique : il faut, selon J. Jung, que la langue française
« s’impose » à tout petit français de façon totale et
exclusive : elle doit régner « naturellement » sur ses
« pensées » et ses « réflexions », car l’unité du pays,
l’existence même de la nation en dépend ! En effet, affirme l’auteur comme
s’il s’agissait d’une évidence, « n’oublions pas que l’unité de la France
s’est faite par la langue ». Cela est faux, la France, dans ses frontières
actuelles, était jusqu’à peu une mosaïque de langues et n’en existait pas
moins : l’unité de la France s’est faite par les conquêtes et alliances
successives de la monarchie et s’est affirmée à travers le réseau centralisé
des institutions monarchiques puis républicaines. Elle ne s’est certes pas
faite par la langue, comme langue unique de tous les citoyens : d’ailleurs
l’édit de Villers-Cotterêts, que J. Jung brandi comme un preuve irréfutable,
visait à l’imposition du français « dans la rédaction des actes officiels
et de justice » comme le dit l’auteur lui-même ; instrument
d’administration et de justice et non ciment culturel de la nation. Cela se fit
plus tard, au moins pour les classes les plus favorisées, et nullement par
édit, ni par décret. J. Jung, qui cherche à mobiliser tous les étendards,
toutes les icônes nationales, rappelle aussi le fameux « enfin Malherbe
vint » de Boileau. Il ne vint certes pas pour imposer le monolinguisme à
la France ! Il vint, dit Boileau, pour « faire sentir dans les vers
une juste cadence ». Il est vrai que son nom est également associé au
procès de purification et d’épuration de la langue française, non pas parlée
par tous les peuples de France, mais par les seules élites sociales. Guez de
Balzac disait que Malherbe avait beaucoup contribué à « dégasconner
la cour » de Henri IV. De l’entreprise de dégasconnisation de la cour de France
à celle de la dégasconnisation de la Gascogne, il y a bien sûr très loin. Il
faudra attendre la Révolution et l’abbé Grégoire pour que l’abolition des
patois devienne un objectif politique. N’inversons donc pas les choses :
l’unité politique s’est parfaitement passée de l’unité linguistique pendant des
siècles, celle-ci ne saurait donc être, d’aucune façon, la condition de
celle-là. C’est au nom de ces fausses idées sur l’histoire de son pays que J.
Jung affirme la nécessité de l’éradication complète du francique comme des
autres langues minorisées du territoire français. Car, sur ce point aussi, son
article n’est que trop clair : « loin de moi, dit-il pourtant, de
faire table rase du passé ». Sur ce point, on le croit aisément, sinon
l’Académie Nationale serait la première institution dont il demanderait sans
doute l’abolition ! En effet, explique-t-il « les traditions
ancestrales méritent d’être respectées et encouragées, aussi bien au niveau
intellectuel éminent des linguistes de nos universités, que dans le cadre des
associations locales axées sur les coutumes du passé, le folklore et tout ce
qui touche à nos racines ». Dans cette phrase, pas plus que dans le reste
de l’article, il n’est question d’une quelconque préservation de la pratique de
la langue, pardon du « patois ». Tout au contraire. Celui-ci est
strictement réduit à être un objet d’étude pour les éminents linguistes de nos
universités. Parmi les associations locales, seules sont évoquées celles qui se
proposent de maintenir des « coutumes » et le « folklore »,
entendu par là sans doutes, quelques saines coutumes religieuses et les groupes
de musique et de danses folkloriques en costume, dont la vocation n’a rien à
voir, au moins dans la plupart des cas (et on le regrette fort), avec la
défense et la promotion de la langue.
Comme on l’a remarqué en
commençant, l’auteur a tout dit, dès lors qu’il opte de manière explicite et
provocatoire pour le maintien du terme « patois », notion à laquelle
il ramène en fait ce qu’il appelle « dialecte ». On aura beau jeu de
rappeler que si le Francique est un dialecte germanique parmi d’autres, il
faut, à strictement parler, en dire autant de l’allemand, auquel on ne cesse de
l’opposer (l’article d’ailleurs mentionne l’allemand parmi les « vrais
langues »). Car si tous les dialectes germaniques sont en situation de
patois par rapport à l’Allemand standard (Hochdeutsch),
il faudrait par exemple dire que le néerlandais et le flamand sont des patois
négligeables, comme Daniel Laumsesfeld en fait l’observation dans son ouvrage[3].
Surtout, cet auteur pose la question décisive, que J. Jung ferait bien de
méditer : « Le lecteur a-t-il bien compris que le fait même
d’admettre, de reconnaître, de dire que le francique est une langue participe
de facto à l’élaboration du francique en tant que « vraie
langue » ? Une langue, ça se fait, ça se produit socialement »[4].
J.-P. Cavaillé
[1] http://www.republicain-lorrain.fr/
[2] Certes, on dira que les
langues minorisées n’ont pas, ou si peu, de « philosophie ». C’est là
un sujet de réflexion passionnant. Deux raisons au moins s’imposent dans toute
leur évidence : l’expression philosophique obéit au tropisme des langues
réputées nobles (d’imbéciles heideggériens estiment par exemple que seul le
grec et l’allemand sont véritablement des langues philosophiques), et on peut
remarquer d’ailleurs les longues réticences à son expression en français ;
d’autre part, depuis longtemps les philosophes sont des fonctionnaires d’État
qui ont intégré comme une évidence qu’ils ne sauraient enseigner et écrire que
dans la langue nationale : tout l’apprentissage et la pratique de la
discipline se fait nécessairement en cette langue là, et il n’y a donc aucun
espace social pour la constitution d’un public et d’une communauté de recherche
en dehors des institutions de l’État national et de sa langue. Sans un degré
d’autonomie politique et culturelle important on ne saurait donc envisager la possibilité
du moindre développement de ce type de discipline. La Catalogne, sans aucun
doute, montre la voie.
[3] La Lorraine francique : culture mosaïque et dissidence linguistique, L’Harmattan, Paris, 2000.
[4] Op. cit., p. 92.