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Mescladis e còps de gula
Mescladis e còps de gula
  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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22 novembre 2015

Daesh parle et chante (aussi) en français

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Les langues des rappeleurs djihadistes

 Une fois encore très loin et très près, comme vous le verrez, du sujet de ce blog, je propose une variation sur le fait trivial qu’une langue devient ce que l’on en fait, qu’elle n’est pas par essence, ceci ou cela, la voix des droits de l’homme ou celle du maréchal Pétain, mais qu’elle dit tout ce que les locuteurs peuvent et veulent lui faire dire, tout. Il en va ainsi de notre sublime français bien sûr, comme de nos patois rampants et misérables, dont on nous a si souvent dit qu’ils étaient l’expression naturelle de la réaction, des curés ou de la collaboration. On savait bien sûr, pour l’entendre tous les jours, qu’il y a un français le péniste, un français mélanchonien, un français hollandien, etc. ; il y a désormais un français Daesh, puisque Daesh parle aussi français, et même, on le découvre, « bon français ». Et n’en doutons pas Daesh parlerait breton ou occitan, comme il parle tchétchène et ouïghour, si ces langues représentaient pour les soldats du « califat » un quelconque intérêt propagandiste.

Si vous avez pris la peine d’auditionner en entier le communiqué de revendication des attentats par Daesh et la chanson a capella qui l’accompagne (Avance, avance), peut-être êtes-vous, comme moi, restés à la fois médusés et glacés, sans voix au terme de cette expérience d’altérité idéologique radicale et de familiarité linguistique, qui donne pourtant une consistance, une sorte d’existence palpable à une réalité dont les flots de paroles médiatiques ne produisent qu’une évocation abstraite et foncièrement autiste. Le communiqué d’abord, lu par cette belle voix d’homme jeune, avec ce phrasé qui tend vers la scansion rap, un texte extrêmement écrit, dans un français châtié, plein de préciosités et d’expressions métaphoriques recherchées : « Un groupe ayant divorcé la vie d’ici bas s'est avancé vers leur ennemi, cherchant la mort dans le sentier d’Allah… », « la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix… », « des centaines d’idolâtres dans une fête de perversité… », « Paris a tremblé sous leurs pieds et ses rues sont devenues étroites pour eux… ». Si ces formules ne renvoyaient pas aux abominables événements que l’on sait, on pourrait croire à une fiction d’heroic fantasy dans le décor d’un islam de pacotille, le genre de texte pompeux et ampoulé, qui accompagne ces jeux vidéo où guerres intersidérales et retraitement massif de références mythiques et religieuses éculées vont de pair.

Cette impression est accentuée par les paroles du chant, quelque chose que je n’avais jamais entendu, répétitif et envoutant. Et pour quelles paroles ! « Avance, Guerrier invaincu l’épée à la main, tue-les/ Tue les soldats du diable sans hésitation/ […] Bats-toi jusqu’à la rencontre du Tout-Puissant,/ En courant vers ta proie tel un lion rugissant/ […] … coupe les têtes de l’ignorance,/ Coupe les têtes des soldats de l’errance./ […] Tue les traitres, attaque-les par surprise,/ Égorge-les, fais-leur payer leur traitrise,/ Identifie l’hypocrite au cœur noir qui bat,/ Qui ne bat que pour les intérêts d’ici-bas. » Paroles belliqueuses, c’est bien le moins que l’on puisse dire, d’une violence extrême, oui, mais aussi, étrangement moralisatrices, usant des mots d’ « hypocrisie », de « vertu » et même, même, de « bonheur » ! Le bonheur promis au djihadiste mort au champs d’horreur (« n’aie peur de rien, fonce tout droit vers le bonheur,/ Le champ de la bataille et le champ des honneurs »). Des mots tellement clinquants, et quelque chose de tellement juvénile et maladroit, que, si la musique n’était pas si terriblement, tragiquement sérieuse, et sans la relation directe avec la réalité du massacre, on pourrait penser à une parodie, à l’exténuation ironique d’un mode d’expression hyperbolique.

Mais, au fond, on doit bien constater que ces caractéristiques se retrouvent dans tous les formes de propagande belliciste à travers les âges et le monde. Rien d’absolument nouveau de ce côté-là. Cela blessera sans doute ; mais en réponse à la barbarie de Daesh, je l’ai bien entendu partout, sur tous les médias, le couplet fameux chanté à tue-tête et en toute bonne conscience par des milliers (millions ?) de mes compatriotes : « Marchons, marchons/ Qu’un sang impur abreuve nos sillons ». On devrait bien sûr prendre le temps de remettre la Marseillaise en son contexte historique, insister sur les différences de rhétorique guerrière (la différence cruciale entre l’appel à un « nous », à une communauté nationale invoquée à la première personne du pluriel et le défi morbide qui s’adresse personnellement au djihadiste putatif, la dimension symbolique et mémorielle et non plus performative de la terrible mention de l’hymne), par-delà toutes ces distinctions nécessaires, reste l’appel à la marche en avant contre un ennemi, dévalué de toutes les manières, à anéantir.

Une chose surprenante, dans le communiqué et dans le chant, est l’absence de la présence de la langue arabe (à l’exception du nom d’Allah). Les deux extraits du Coran cités au début et à la fin de la revendication[1], le sont uniquement en français, ce qui n’est pas du tout orthodoxe et renvoie soit à un choix stratégique de destination et de prosélytisme, soit aux limites linguistiques de ces djihadistes francophones.

En lisant les journaux, en surfant sur le net (et en tombant d’ailleurs assez souvent sur des pages fermées et sur un communiqué du gouvernement français m’expliquant que, pour mon plus grand bien, le site que je recherche n’est plus accessible), j’ai trouvé cependant quelques informations sur cet étrange objet. Le chant d’abord appartient à un genre en soi tout à fait respectable, les anāshīd (terme européanisé en nascheeds), poèmes religieux islamiques a capella ou accompagnés de percussions (la musique instrumentale étant pour nombre d’autorités, au moins dans le cadre religieux, harām, illicite). Ces chants sont le plus souvent en arabe, mais Daesh en a fait un moyen de propagande à travers la production et diffusion en plusieurs langues (au moins anglais, français, allemand et ouïghour) d’anāshīd appelant au djihad et à rejoindre l’organisation. On entend bien, en écoutant Avance, avance (il y en a d’autres) des emprunts aux musiques populaires occidentales contemporaines de masse (variété, rap…). Cela est particulièrement sensible dans un autre chant du même « poète » et chanteur que l’on peut aujourd’hui encore trouver sur le web et qui s’intitule Saisis l’Anse la plus solide et qui daterait de 2008. Il est faux, comme je l’ai lu sur plusieurs sites, de dire qu’il s’agit d’un chant guerrier, mais bien plutôt d’un appel à une vraie et entière conversion, comme le dit bien le titre coranique et le début : « si tu la saisis, certes tu réussiras et le côté sombre de ta vie s’éclaircira […] Ya akhi [ô mon frère] il faut qu’on comprenne que beaucoup prennent/ La religion pour amusement/ Ya oukhti [ô ma sœur] il faut qu’on se reprenne et qu’on leur apprenne/ Qui sont les musulmans ». Rien qui ne puisse recevoir une interprétation charitable, à part peut-être quelques vers dont le sens est tout au plus ambigu et sans doute destiné aux initiés : « On ne peut plus leur permettre de profaner notre foi. Attention à la mort, elle vient n’importe quand. Il faut se préparer. Beaucoup de remords pour les non pratiquants qui se sont égarés ». Détail intéressant : lorsqu’on restitue le verset dont est tirée la métaphore qui donne son titre à la chanson, on obtient ceci : « Nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s'est distingué de l'égarement. Donc, quiconque mécroit au Rebelle tandis qu'il croit en Allâh saisit l'Anse la plus solide, qui ne peut se briser. Et Allâh est Audient et Omniscient. » (Sourate 2, Verset 256). Faire de ces mots une interprétation favorable au terrorisme religieux semble bien difficile… C’est pour cela d’ailleurs que l’on aimerait accéder à « l’interview du groupe » dont le lien figure sur la page, mais – bien sûr – ce lien est désormais brisé.

Surtout on connaît maintenant l’identité des deux voix et auteurs du communiqué et de ces deux chants : Fabien (37 ans) et Jean-Michel Clain (35 ans), deux frères actuellement en Syrie, des convertis issus d’une famille réunionnaise, figures bien connues du djihadisme français, puisque Fabien, qui se fait appeler Omar, avait été condamné en 2009 à 5 ans de prison pour avoir organisé une filière de recrutement pour l’Irak (dite groupe d’Artigat, en Ariège), où il entretient, entre autres, des relations avec Mohamed Merah. Fabien et Jean-Michel (alias Abdelwali) sont nés à Alençon et ont séjourné avec leurs familles à la Réunion, de 1991 à 1995, pour retourner ensuite à Alençon, puis ils se sont installés à Toulouse, au Mirail, où, détail intéressant livré par une cousine réunionnaise, la famille se serait convertie à l’islam pour échapper à la délinquance et « rester dans le droit chemin ». Un profil lui était consacré dans Libération au mois d’août dernier.

Même s’il n’a pas suivi des filières d’études littéraires ou scientifiques et s’il n’a pas terminé son BEP de métallurgie, Fabien, on le voit, maîtrise parfaitement un français châtié et, de ce point de vue, l’école de la République n’a pas failli à sa mission (on peut supposer bien sûr qu’il est aussi, pour une grande part, autodidacte). Les noms des écoles et collèges d’Alençon par où il est passé portent le nom de grands auteurs français : Robert Desnos, Saint-Exupéry, Jean Racine (voir le site Outre-mer 1ère), mais il n'en fait guère usage. Son frère semble un peu moins à l’aise avec la langue de Racine et de Saint-Ex (encore que…) : « Quallah accord le bonheur aux sincères qui sont les flambeaux de la bonne direction par qui les ténèbres sont dissipés » (sic.) a-t-il écrit dans son profil sur le site Copains d’avant. Ce détail aussi, d’ailleurs, est notable : les deux frères (et la femme de Fabien, Mylène Foucré : ils étaient justement à l’école ensemble à Alençon), s’inscrivent sur ce site qui sert surtout à renouer des contacts avec d’anciens camarades de classe, alors qu’ils sont déjà radicalisés (au moment de son inscription, Jean-Michel y déclare résider au Caire, où les deux frères séjournent en 2004). Il ne s’agit guère ici de propagande (ils y disent aimer le rap et le basket…), mais plutôt, sans doute, ce sont les mêmes raisons que nous pouvons avoir vous et moi, de nostalgie de la sociabilité écolière, qui les a poussés à s’inscrire.

Mais surtout, on trouve ceci dans un article de Doan Bui, le Nouvel Obs qui a eu accès à d’anciennes déclarations de Fabien aux policiers : « J’ai déjà écrit des poèmes en français et en créole » : « J’ai été rappeur avant d'être poète. Puis après ma conversion à l'islam j'ai tout arrêté » et encore : « Mon frère Jean-Michel et moi chantons ensemble, nous avons comme projet de former un groupe qui s'appellerait "rappeleur", des chants de rappel à l'islam, des nasheed ». Rappeleur, tel est le nom en effet du groupe, signalé comme rap / hip-hop sur Myspace, où l’on peut encore entendre le nasheed Saisis l’anse la plus solide.

Nous aurions donc pu avoir un poète créole et francophone, un rappeur – pourquoi pas ? – de talent, voire à la limite un « rappeleur » fervent pour un islam quiétiste, et nous avons devant nous le porte-parole autoproclamé de Daesh, la voix du terrorisme le plus abject qui chante un islam emphatique et mortifère. Nous pourrons sans doute un jour raccorder les fils qui permettront de décrire et raconter comment et en partie, en partie seulement, pourquoi, la famille Clain a basculé, non pas dans le banditisme, comme elle le craignait, mais dans le djihadisme le plus sanglant. L’arabe en tout cas, le français et le créole n’y sont pour rien…

 

J.-P. C

PS) Ce lundi 7 décembre j'entends sur France Culture le romancier britannique Martin Amis rapporter, une fois encore, l'idée idiote selon laquelle la shoa n'aurait pu se produire en aucune autre langue que l'Allemand (langue dit-il "dure" et "discordante"). Sans commentaire...



[1] « … ils pensaient qu'en vérité leurs forteresses les défendraient contre Allah. Mais Allah est venu à eux par où ils ne s'attendaient point, et a lancé la terreur dans leurs cœurs. Ils démolissaient leurs maisons de leurs propres mains, autant que des mains des croyants. Tirez-en une leçon, vous qui êtes doués de clairvoyance », sourate 59, verset 2 ; « Allah est le plus grand./ Or c'est à Allah qu'est la puissance ainsi qu'à son messager et aux croyants. Mais les hypocrites ne le savent pas », sourate 63, verset 8.

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Commentaires
I
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