La souffrance de Claude Alranq est aussi la nôtre
Lo Camel de Besièrs
La souffrance de Claude Alranq est aussi la nôtre
Il y a quelques jours, je participais à l’université de Montpellier à une journée d’études sur les écritures mixtes occitan / français au XVIIe siècle. Nous travaillions sur une pièce du corpus connu sous le nom de Théâtre de Béziers, intitulée Histoire de Pepesuc, datée de 1616 et attribuée à un mystérieux avocat Bonnet.
Pepesuc est le nom d’une statue qui se trouvait à l’entrée de la rue centrale de la ville, rue Française. Selon la légende, Pepesuc était un capitaine qui avait à lui seul empêché les Anglais de pénétrer dans la rue lors de la prise de la ville. Cette pièce, comme les autres du recueil, fut composée pour les réjouissances de la fête de l’Ascension. Des intervenants rappelaient les études des folkloristes et des anthropologues qui montrent que c’est dans ces pièces du Théâtre de Béziers et leur préface que l’on trouve la première mention d’éléments qui allaient devenir centraux dans les traditions biterroises : la Galera et lo Camel, présentés pourtant en ces textes comme de très anciennes traditions.
A ce point de nos discussions, un homme prit la parole. Il voulait apparemment défendre la thèse de l’ancienneté de ces traditions déjà au XVIIe siècle, peut-être sous d’autres formes, avançant comme postulat – qui me parut tout à fait sensé – qu’une tradition ne se développe jamais que sur un terrain déjà préparé. Nous devions savoir que les archives laissées par les élites lettrées sont lacunaires et le plus souvent dissimulent ou trahissent la parole populaire. Il parlait d’expérience, disait-il, pour avoir vécu dans sa chair, quatre décennies durant, l’extrême difficulté de porter au théâtre une parole populaire occitane, en bute à l’ostracisme, au mépris, à la préférence servile de la plupart des élus pour les productions homologuées à Paris. Il était occupé à monter à Béziers un spectacle réactualisant la figure de Pepesuc, confronté à mille problèmes et mille questions concernant la revitalisation de la tradition dans le contexte contemporain et l’usage public de la langue, toujours plus difficile. Nous autres, en devisant gentiment sur la littérature occitane du XVIIe siècle, en nous en tenant benoitement aux archives écrites, ipso facto nous nous mettions clairement du côté de l’étouffoir et de la censure. Son expérience, ses douleurs, ses blessures, lui rendaient accessibles ce que nos archives taisaient et ce que notre condition d’universitaires replets nous interdisait d’appréhender.
Il parla longtemps, d’abord posément, enchaînant avec éloquence de longues périodes mais, à chaque reprise, le ton montait d’un cran, il devenait véhément, sa voix se faisait plus forte, plus tendue, enfin au plus proche du cri, exhibant une immense souffrance et autant de colère, sans pourtant dévier de son but, qui était principalement la dénonciation de la compromission des élites occitanistes dans l’étouffement de la culture et de la langue occitanes.
Je dois préciser tout de suite que les mots que je viens d’utiliser jusqu’ici sont les miens, non les siens, dont j’ai bien saisi le sens, je crois, mais que je n’ai pu retenir, un peu inquiet de la tournure accusatoire et surtout proprement dramatique que prenait l’intervention. Il rectifiera lui-même s’il le souhaite. Car je ne voudrais ici d’aucune façon trahir sa parole et caricaturer ses propos.
Cet homme, que je n’avais jamais rencontré personnellement jusque là, n’était autre que Claude Alranq, l’un des plus importants, sinon le plus important metteur en scène d’expression occitane vivant, fondateur du Teatre de la Carriera, qui joua un rôle proprement historique, auteur d’une multitude de pièces où la langue est toujours présente. Il a en outre publié récemment un livre sur les animaux totems des fêtes du sud, où le chameau de Béziers est bien sûr présent (Les Animaux de la fête occitane. Les Totems Sud de France, Éditions du Mont, Cazouls-les Béziers, 2008).
J’ai essayé, maladroitement, de lui répondre, avant qu’il ne parte précipitamment. Car si je partage entièrement le constat de la nature lacunaire et partisane des archives, je pense qu’il est de la plus grande nécessité d’éviter de projeter ses propres convictions sur les sans-voix de l’histoire ; cela revient, en effet, selon moi, à les trahir une seconde fois. Que l’on puisse partager à travers nos propres frustrations, nos propres défaites et nos propres avanies, quelque chose des ressentiments et dissentiments, quelque chose de la rage muette des vaincus, je le crois aussi, mais cela ne nous autorise nullement à faire avouer aux sources ce qu’elles ne disent ni ne laissent transparaître, à moins évidemment de renoncer à la position de l’historien. En d’autres mots, le militant et l’historien ne sauraient se fondre, sans tout confondre. Fau pas boeirar las aigas de las bonas fonts, ai-je entendu dire en Limousin.
Ainsi, avons-nous cru ce jour-là convenir d’une absence de conflit linguistique dans la structure très fortement diglossique de l’Histoire de Pepesuc où les deux langues se partagent équitablement la scène sans jamais s’affronter. A la lecture de l’avocat Bonnet, on peut avoir l’impression d’être confronté à une diglossie équilibrée et pour tout dire, selon le mot de Courouau, « heureuse ». Cela, il serait absurde de ne pas le constater : il est évident que les conditions d’usage de l’occitan au théâtre et dans la rue en 1616 n’ont rien à voir avec celles que nous connaissons.
Cependant, malgré ce désaccord de méthode fondamental, et des accusations évidemment peu agréables, je tiens ici à remercier Alranq. Car, jamais peut-être jusque là je n’avais mesuré à ce point la malédiction qui pèse sur nous, jamais je n’avais senti avec plus d’acuité ce que représente concrètement d’être dans une situation de domination et d’extinction, le dos au mur, jamais je n’avais eu le sentiment plus vif d’appartenir au dernier carré d’un bataillon égaré que plus personne ne viendra sauver. On trouvera bien sûr ces mots exagérés, emphatiques, grandiloquents, voire déplacés. Et pourtant, pourtant tout autour de moi les signes sont d’une clarté cruelle : le sourire gêné et un brin compassionnel des collègues et amis non occitanistes, les trois lignes sur l’occitan que l’on nous concède – de plus en plus rarement – dans les revues à la condition expresse que la langue n’y dépasse pas trois mots (et si possible pas en graphie classique), la difficulté de trouver des interlocuteurs dans la langue, l’incompréhension devant notre entêtement des locuteurs résignés (après tout ce n’est que le patois qui s’en va ! aquò rai, se i aviá pas qu’aquò !), l’indifférence agacée des élus, l’accusation perpétuelle, qui tient en fait exclusivement au fait minoritaire, de constituer une secte, un groupuscule, une bande de doux illuminés et d’arriérés, etc. etc.
D’ailleurs, s’agissant de cette journée de recherche, le refus de la plupart des collègues invités spécialistes de littérature française de participer à un programme qui, étant donné qu’il porte sur les contacts de langue, leur est largement destiné, en dit suffisamment long. Et le fait même, évidemment, que nos discussions en public (heureusement pas en privé, toutes en oc) aient été exclusivement en français, comme sont en français les lignes que je suis en train d’écrire (je tairai pudiquement les statistiques de lecture des posts que je publie en occitan), en dit suffisamment long.
Non que je veuille désespérer Billancourt. De toute façon, même et surtout si cela déplaît, agace ou faire rire, nous ferons ce que nous avons à faire : cal mai qu’aquò per nos far gridar cèba. Mais la lucidité est nécessaire. I cal veser clar. Il est difficile, bien souvent, de n’avoir pas le sentiment d’être vraiment acculés et de tirer nos dernières cartouches.
Cette situation explique pour moi cet étrange phénomène des renégats de l’occitanisme, qui retournent leur haine sur ce qu’ils ont été et prennent les occitanistes eux-mêmes comme boucs émissaires, plutôt que de considérer froidement la situation et de faire face à l’adversité. Elle explique aussi les déclamations prophétiques, assez proches de la tradition du gascon matamore, ou les accents savonaroliens de quelques uns de nos leaders ou de nos chantres les plus charismatiques. C’est pourquoi je comprends finalement ceux qui renoncent et qui préfèrent développer des activités où ils pourront espérer une meilleure reconnaissance. C’est aussi pourquoi je suis sincèrement admiratif de voir des jeunes qui, en toute connaissance de cause, choisissent de faire de la transmission de l’occitan leur métier. Ils sont en effet notre dernière chance.
La seule issue psychologique pourtant que je vois à la dépression qui nous guette, la seule solution viable que j’ai trouvée pour évoluer sans péter les plombs dans la société monolingue qui ne veut pas de notre engagement – mais c’est une solution entièrement personnelle et un luxe que je peux me permettre – consiste à cloisonner, à bétonner, à protéger l’espace du militantisme des intrusions de ceux qui n’en ont rien à faire ou qui manifestent leur hostilité avec cette assurance que donne le fait majoritaire. Ils sont les plus forts, il est inutile de s’exposer inutilement. J’ai évidemment bien conscience, par là, de renforcer la clôture minoritaire, le côté secte, lo biais Enfarinat, qui nous est reproché, uniquement, comme je l’ai déjà dit, parce que nous ne sommes pas nombreux. Perque sèm paucs e paures. Mais il y va de notre santé mentale et de notre efficacité : il nous faut adopter la prudence serpentine des Jésuites en Chine (je me répète encore !). Sauf que nous n’avons aucune religion nouvelle à proposer et que nous ne sommes pas dans une situation de (re)conquête mais de pure et simple résistance. L’urgence pour nous est de tenir le coup, de contrôler nos nerfs, de ne pas céder à la panique, de ne pas nous épuiser en conflits intestins complètement stériles, pour conserver la force de préserver ce qui peut l’être et de le faire partager à ceux qui en ont encore envie. E… fai tirar !
Jean-Pierre Cavaillé
Cl. Alranq à Béziers lors de la manif de 2007
photo empruntée au Blog Emboligòl