Les langues régionales comme bouc émissaire
Patrick Sauzet a réagi à l'article de Daniel Lefeuvre, Langues régionales et identité nationale, paru dans le Figaro le 30 juin et sur le site Observatoire du communautarisme, puis reproduit plusieurs fois sur les blogs (soi-disant) républicains. Cette réaction était destinée au Figaro, qui ne l'a pas publiée. Je le dis et je répète, le "débat" sur les langues régionales reste largement confisqué par leurs opposants, qui dominent dans les médias nationaux.
Scapegoat, Vero Cristalli
Les langues régionales
comme bouc émissaire
L'article de mon collègue Daniel Lefeuvre
est une belle anthologie de préjugés linguistiques et je ne manquerai pas de le
faire analyser à ce titre par mes étudiants.
Tous d'abord les insinuations : de la
"filiation d'un arrêté vichyste" qui ouvre le texte jusqu'aux "Volksgruppen" qui
le concluent. Daniel Lefeuvre ne dit pas les défenseurs des langues régionales
sont le parti de l'étranger ou les complices d'un complot nazi, mais le laisse
entendre.
Par ailleurs, par un tour de passe passe
extraordinaire (mais hélas bien banal !) il nous dit les langues régionales se
portent bien (pensez! près 400 000 élèves les étudient) alors que c’est bien le
français, lui, qui est menacé ! Avec 400 000 élèves en effectifs cumulés dont
certains ne suivent qu'une légère sensibilisation, sur 12 millions d'enfants
scolarisés, les langues régionales se portent bien, alors que le français, une
des quatre ou cinqs langues dominantes à l'échelle mondiale serait menacé. Comme le personnage de Sempé qui humilié par
son patron se venge sur son chien, certains défenseurs proclamés du français
veulent faire payer aux langues régionales leur incapacité à tenir des positions
internationales. Tout cela n’a aucun rapport. Comme n’a aucun rapport le recul
des études classiques, qui n’est pas spécifiquement français et n’est pas plus
fort que je sache en Bretagne ou en Pays d’Oc que dans la Brie ou l’Orléanais
!
Je trouve par ailleurs assez étonnante la
mobilisation du latin et du grec à l’appui de l’identité nationale. S’il y a
bien dans la culture européenne (et au-delà) un élément salutaire de dépassement
des crispations nationales et nationalistes, c’est bien, avec la référence
chrétienne, la culture antique. Le latin et le grec ancien sont un patrimoine
commun à un Letton et à un Portugais, à un Français et à un
Allemand.
Quand Daniel Lefeuvre évoque la culture,
c’est sans suspicion ni arrière-pensée qu’il l’associe aux langues classiques et
au français, mais pour les langues régionales la culture ne saurait selon lui
être que prétexte dissimulant des visées de régression ethnique.
La culture occitane, pour parler de celle
que je pratique, transmets et enseigne, porte une des premières littératures
d’Europe, par l’âge et l’importance. Elle est à ce titre plus présente dans les
universités européennes ou américaines que dans les universités françaises,
hélas.
Si l’on oublie les mythes et les phantasmes
que nourrit Daniel Lefeuvre, il reste des cultures, Occitane, Basque, Bretone,
Catalane, qui avec les cultures antiques et les cultures nationales dominantes
font partie du patrimoine culturel de l’Europe et de l’humanité. Et il est clair
que les langues qui portent ces cultures sont gravement menacées en France (que
Daniel Lefeuvre se réfère aux études de l’INED sur la question). Ce n’est pas
une vague initiation qui suffira à les faire vivre, mais il faut pour cela un
plan vigoureux d’enseignement généralisé , de présence dans les médias et de
soutien public. L’affirmation par la Constitution qu’elles sont un « patrimoine
» est le rappel bien modeste d’une évidence, mais peut aider à légitimer ce
nécessaire soutien public par l’État comme par les collectivités
locales.
Le rappel de la diversité patrimoniale des langues en France me paraît enfin éminemment « républicain » n’en déplaise à Daniel Lefeuvre. La république est un principe politique et non ethnique. Elle doit donc s’accommoder de la diversité linguistique, sauf à admettre que l’affirmation républicaine n’est que le masque de la réduction des différences. Et c’est, sur la base partagée des principes démocratiques, la même unité politique dans la diversité culturelle qu’il faut aujourd’hui construire à l’échelle européenne.
Patrick Sauzet
professeur d'occitan à L'université Toulouse le Mirail