Langues régionales : un débat parlementaire pour ne rien faire ?
Vignette de François Laforgue (plus d'actualité ???)
Langues régionales :
un débat parlementaire pour ne rien faire ?
Enfin, le 7 mai dernier un débat parlementaire officiel (le premier de la Cinquième République !) a eu lieu sur la question des « langues régionales », et pour une fois, on n’y a pas entendu les habituels sarcasmes contre les patois et les éternelles accusations de sédition anti-républicaine à l’encontre des hurluberlus qui défendent la pratique de ces idiomes. Il faut dire que l’hémicycle était plus que clairsemé et que les « anti » avaient tout simplement séché la discussion. Je ne suis pas sûr qu’il faille s’en réjouir, comme l’a fait le corse Paul Giacobbi, car dès que les choses vont devenir – à leur yeux – vraiment sérieuses (par exemple qu’un projet de loi sera présenté), ils vont, je n’en doute pas, monter aux créneau et nous aurons encore droit à quelques bons morceaux d’anthologie sur la question. Car, comme l’a dit le député breton Marc Le Fur, chaque famille politique « a son Mélenchon ». On peut du reste en avoir un aperçu avec les déclarations de Jean-Marie-Rouart à France Soir, de l’Académie Française, concentrant tous les poncifs, l’ignorance et la mauvaise foi sur la question : « le terme « langues » pour les idiomes de région me paraît abusif. Il s’agit plutôt de patois, de dialectes. Preuve en est qu’elles n’ont jamais produit de grandes œuvres littéraires, contrairement à la langue française » ; l’académicien trouve paradoxal de développer « les langues régionales alors que les gens ne maîtrisent pas déjà totalement le français » ; « En ressuscitant les langues régionales, l’Europe veut déstabiliser les États ». Inutile de chercher à réfuter ces inepties linguistiques, historiques et politiques (je l’ai suffisamment fait ailleurs sur ce même blog). Laissons paisiblement baigner l’académie dans son jus rance.
Un état de calamité culturelle
Le débat fut consensuel quant au fond, toutes tendances politiques confondues : l’urgence de « défendre » ces langues. Mais le fond, en la matière, n’engage absolument à rien. Le désaccord majeur a porté sur l’amendement de l’article 2 de la constitution (l’ajout à la phrase idiote affirmant que « Le français est la langue de la république »[1] d’une mention au « respect » dû aux langues régionales) et ce à quoi il pourrait conduire : la ratification de la Charte européenne des langues régionales et européennes, ce que la France est l’un des derniers pays (avec la Turquie !) à se refuser de faire. Cette formule constitutionnelle interdit du reste, comme l’a fait remarqué le député Vert de Nantes François de Rugy, non seulement la ratification de la Charte européenne, mais implique aussi le rejet de tous les éléments de conventions internationales qui prévoient la valorisation de la diversité linguistique, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont l'article 27 stipule que « les minorités linguistiques ne peuvent être privées du droit d'employer leur propre langue », ou encore la Convention relative aux droits de l'enfant, qui prévoit, quant à elle, qu'« un enfant appartenant à une de ces minorités ne peut être privé du droit d'employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe ». Il est apparu que sur ce plan, rien ne va bouger avec l’actuel gouvernement. Celui-ci s’est cependant engagé à présenter un projet de loi, et cela est bien sûr essentiel, car il n’y a rien de pire et de plus délétère que le vide juridique dans lequel nous nous trouvons actuellement. Cependant on peut juger la position de Christine Aubanel et à travers elle, du gouvernement, tout à fait assez inquiétante, s’il est vrai que la ministre de la culture s’est contentée de réitérer le vieil argumentaire surréaliste et absolument contradictoire consistant à la fois à affirmer qu’il ne sert à rien de ratifier la Charte parce qu’elle serait déjà largement appliquée chez nous (!) et qu’il ne faut pas la ratifier car il y aurait alors trop de choses à faire que l’on ne veut pas faire. Il est vrai que, par ailleurs, beaucoup de choses ont été dites à l’occasion de ce débat, de bons arguments se sont fait entendre, mêlés à bien des lieux communs, inévitables sans doute, irritants quand même… Mais globalement, le malaise ressenti est considérable, lorsque l’on est un tant soit peu informé sur ces questions et que l’on s’intéresse aux questions des langues minoritaires au-delà des frontières hexagonales. Par rapport aux discours officiels, on se trouve en effet confronté à deux niveaux de discours étrangers l’un à l’autre, car ils désignent des réalités incompatibles : 1- les positions de la France à l’échelle internationale sur la diversité culturelle (avec une tendance fâcheuse certes à arguer de la diversité au seul bénéfice de la francophonie), le rôle moteur de notre pays dans l’initiative onusienne de faire de 2008 l’année internationale des langues, et les propos réitérés de nombreux responsables politiques sur les langues régionales, dans notre pays même, comme richesse culturelle patrimoniale à préserver ; 2- la position tout aussi officielle de la France de refus de ratification de la Charte des langues régionales et minoritaires et de toutes les conventions qui pourraient conduire à la reconnaissance de droits linguistiques pour les citoyens. Cela révèle évidemment la manière dont est traitée la question à l’intérieur de nos frontières, c’est-à-dire de la façon la plus calamiteuse que l’on puisse imaginer, sur tous les plans : droit, éducation, médias, aide à la création.
Ce jugement, sur l’état de calamité culturelle dans laquelle nous nous trouvons en matière de protection et de promotion des langues régionales, n’est pas celui d’une poignée d’esprits chagrins et passéistes, ainsi qu’on l’entend dire souvent ; il s’impose aux observateurs internationaux, comme en témoigne le rapport de l’experte indépendante des Nations Unies Gay McDougall (mission en France des 19-28 septembre 2007) et les plus récentes réactions du Comité pour les Droits Économiques Sociaux et Culturels de la même organisation internationale[2]. Si l’on doute encore, que l’on lise le rapport remis l’année dernière à cet organisme par le Comité français du Bureau européen des langues moins répandues, ONG regroupant les associations culturelles de promotion des langues régionales sur l’ensemble de l’hexagone. Les propos tenus lors du débat parlementaire sont tous en faveur de nos langues, je l’ai dit, mais témoignent aussi, globalement, d’une enfermement de la France sur ses propres frontières, ses propres préjugés culturels et politiques : il me paraît en effet significatif que les orateurs qui se sont succédés pour plaider la cause des langues régionales n’aient guère fait état de cette perception du dehors, c’est-à-dire qu’ils ne semblent pas avoir pris véritablement la mesure de l’exception française en la matière et combien elle est dommageable à la survie de tout autre langue vernaculaire que le français. Pour le dire de manière imagée, ce débat avait trop souvent les allures d’une opérette à la française, complètement coupée de la manière dont les questions du multiculturalisme sont désormais traitées dans le monde, et surtout, à mon humble avis, incapable de dresser un clair constat de la situation présente, proprement catastrophique, sans lequel le débat ne peut que s’enliser dans la phraséologie.
Une loi pour ne rien changer ?
Il ne fallait certes pas attendre le moindre constat un tant soit peu objectif de la part de la ministre, qui a aligné les satisfecit : « les langues régionales ont toute leur place dans notre système éducatif », comme le ministre de l’éducation pourrait le confirmer, s’il était là (mais justement il n’est pas là, absence en vérité très lourde de sens, et les chiffres fièrement affichés du nombre d’enfants recevant une teinture de langue régionale, en vérité dérisoires, sont le résultat des initiatives de la société civile plus que des propositions ministérielles), elles sont aussi présentes « dans les médias » (ce qui est littéralement faux pour pas mal de régions, et ironique pour les autres où l’on compte les minutes sur les doigts d’une seule main)… et, comme signe de l’immense mansuétude du gouvernement pour favoriser « la libre expression des langues régionales », Aubanel fait état de la décision récente, remportée de haute lutte par la Setmana « d’accorder un agrément auprès de la commission paritaire des publications et agences de presse, afin de bénéficier d'allégements fiscaux et postaux ». En clair cela veut dire bénéficier des mêmes avantages, ni plus ni moins, que les publications périodiques en langue française. Autrement dit, la correction de l’une des mille et une mesures discriminatoires est présentée comme un acte positif en faveur des langues… C’est ce que l’on peut appeler le toupet politique (et je note qu’aucun député ne l’a relevé, ce qui prouve à mon avis leur connaissance approfondie du dossier). Plus même, « dans tous ces domaines, la France a nettement dépassé les objectifs énoncés dans la Charte européenne des langues régionales, signée par le Gouvernement en 1999 », de sorte que la ratifier n’apporterait rien. Cela, il fallait tout de même oser le dire, et la ministre l’a dit le plus tranquillement du monde, sans être explicitement contestée sur ce point, où il était si facile de produire des textes d’instances internationales déplorant précisément qu’aucun des objectifs fondamentaux de la Charte ne soit de fait rempli ni visé, et ne saurait l’être en l’absence de toute politique culturelle et éducative en la matière (voir supra). Certes la ministre reconnaît qu’il y a des améliorations à faire (et il faut en prendre acte) en matière d’éducation, de place dans les médias, d’aide à l’édition. Mais le Gouvernement adopte manifestement une position minimaliste, ce qu’il peut faire d’autant plus facilement qu’il a lui-même pris l’initiative du débat et d’une législation : l’aide sera d’abord, avant tout et presque exclusivement, dans l’effet d’annonce, avec le moins de dépenses possibles et surtout, surtout, sans rien toucher à la discrimination politique, juridique et culturelle institutionnalisée. Car le texte de loi prévu, selon les mots de la ministre, n’ira guère au-delà de la récapitulation de ce qui existe déjà, c’est-à-dire presque rien ; tout au plus pouvons-nous espérer quelques très maigres avancées sur le plan de l’éducation, quelques minutes de plus dans les médias (au moins là où il y a déjà quelque chose, parce que les cas du Limousin ou de l’Auvergne, où rien n’existe, n’a même pas été pris en compte) et quelques progrès dans la signalisation bilingue et la toponymie (de toute façon pris en charge par les collectivités locales). Il s’agit de s’arc-bouter sur le statu quo, sans toucher la constitution et évidemment sans ratifier la Charte européenne. L’antienne est ancienne, mais la voici chantée à nouveau : « cette ratification engagerait notre noyau dur constitutionnel, qui interdit de conférer des droits particuliers à des groupes spécifiques, et qui plus est sur des territoires déterminés. D’ailleurs, l’expression de « minorité linguistique », qui tend à faire penser à des minorités opprimées, me paraît contraire à la philosophie et à la réalité de notre République ». Qu’il puisse y avoir des minorités, culturellement et politiquement opprimées dans « notre » République est tout simplement inimaginable, et cela parce que la notion même de minorité est exclue. Qu’on le veuille ou non, c’est ainsi, et je crois que, sur ce plan, nous n’obtiendrons jamais gain de cause. Il faudrait en effet que la République française remette en question ses propres principes jacobins; or elle a une fois pour toutes résolu de manière factice et abstraite le problème de la minorité et des différences en lui niant toute pertinence politique et juridique. Il serait bien sûr possible, si on le voulait, de contourner cet écueil et affirmer qu’il s’agit en la matière de droits individuels, non nécessairement liés à un territoire. Mais justement les propos de la ministre vont dans le sens d’une étroite territorialisation des langues, et il n’a jamais été question dans ce débat de l’existence de langues de France non territorialisées et pourtant tout aussi « patrimoniales », personne n’ayant eu la moindre pensée pour le romani, ou pour le yddish, sinon la ministre, pour semble-t-il les écarter (voir la citation plus bas). Christine Albanel est en cela parfaitement en phase avec la déclaration de Sarkozy, rapportée élogieusement durant le débat par Pierre Méhaignerie : « Une grande patrie est faite d'une multitude de petites patries, unies par une formidable volonté de vivre ensemble ». Il est étonnant de revoir apparaître ce vieux modèle des « petites patries » de la Troisième République, qui ne correspond plus aujourd’hui à aucune réalité culturelle et politique. Le lien en effet qui unit tous ceux qui défendent les cultures et les langues n’est certainement pas l’attachement à une « petite patrie ». L’objectif n’est plus la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine et effectivement la perspective spontanément adoptée est transnationale, ce qui ne saurait agréer à nos souverainistes de tout poil. Dans cette vision, largement partagée par les acteurs et locuteurs aujourd’hui, on pourrait par contre – mais on ne le veut surtout pas – arguer de droits non pas « communautaires », mais proprement individuels, qui permettraient sans aucun problème de ratifier la Charte européenne. Victorin Lurel, député PS de la Guadeloupe, de loin le plus subtil des intervenants, l’a dit : « cette revendication doit être admise sur la base des droits fondamentaux, le droit à la langue reconnu à chacun comme élément d'identité. C'est une autre version de l’individualisme possessif. Ce droit n'est pas reconnu à des minorités mais bien à des locuteurs. » Mais surtout, signer la Charte obligerait d’agir, et c’et précisément ce que l’on ne veut pas faire. La déclaration finale de la ministre à cet égard est du plus grand cynisme : « Par ailleurs, la ratification supposerait de clairement identifier les langues auxquelles le texte aurait vocation à s'appliquer. Selon le groupe de travail qui s'était appliqué à les recenser en 1999, il y en aurait quelque 79, dont 39 outre-mer. En métropole, cela inclut l'ensemble des langues concernées par la loi Deixonne – basque, breton, catalan, gallo, langue mosellane, langues régionales d'Alsace et langues d'oc [sic ! la loi Deixonne parle de langue d’oc au singulier, comme le signale le Nhac limousin] auxquelles s'ajoutent notamment le flamand occidental, le franco-provençal et les langues d'oïl, ainsi que cinq langues parlées par des ressortissants français sur notre territoire : berbère, arabe dialectal, yiddish, romani, arménien occidental. On mesure donc la difficulté pour la France de fixer le périmètre d’application de la Charte, qui ne donne pas d'indication sur les critères d'éligibilité, comme un nombre minimum de locuteurs par exemple. Le risque de dispersion des moyens serait réel, au détriment des langues les plus représentatives ». Il est plus facile en effet de décider de manière souveraine, sans aucune procédure démocratique et en faisant fi des textes internationaux, des critères de représentativité et d’éligibilité d’une langue à mériter les égards de la République, surtout lorsqu’on ne veut pas, justement, y mettre les « moyens » (leur « dispersion » étant évidemment un faux problème).
Essence de l’identité française et folklore
Cette extrême frilosité, pour ne pas dire ce mépris en effet « souverain », sont inséparables de la manière dont est pensé « le noyau dur constitutionnel ». En effet, cette pensée politico-juridique exclut fondamentalement la reconnaissance pleine et entière de tout autre langue que la seule et unique « langue de la république ». En fait, dès son préambule, la ministre avait tout dit : « La place des langues régionales dans notre vie culturelle et dans notre société a toujours prêté matière à controverse. Il ne faut ni s’en étonner ni s’en plaindre, car on touche à l'essence de l’identité française et de la nation. » Et pourtant nous avons toutes les raisons de nous étonner et de nous plaindre du fait que la question des langues puisse être considérée comme mettant en jeu « l’essence » de l’identité nationale. Cela revient à dire, foncièrement, que remettre en question le dogme de l’unité et de l’unicité linguistique signifie mettre en cause la nation elle-même. Donc tout est déjà dit, d’une certaine façon, sur les étroites, très étroites limites dans lesquelles une action politique positive en faveur des langues régionales est possible. Force est de s’en accommoder, car on ne pourra sortir, me semble-t-il, de cette impasse que par la critique de cette conception essentialiste de la relation entre langue et nation, et cela n’est pas demain la veille, tellement la chose est ancrée dans les esprits. La plupart des députés qui sont intervenus lors du débat se sont d’ailleurs employés à insister sur le fait qu’en aucun cas les langues régionales ne devaient mettre en cause la suprématie et les prérogatives du français, témoignant par là qu’eux-mêmes ne sauraient penser la nation sans marginaliser le statut de ses autres langues, sans les réduire à un élément du patrimoine culturel étranger au lien politique qui unit les citoyens. Difficile dans ces conditions de ne pas tomber dans le « folklore », tant redouté par les intervenants : il me semble en effet, qu’ils y cèdent eux-mêmes en usant d’expressions comme « langues du terroir » ou « langues ancestrales », façon de dire qu’une langue régionale est liée à une terre considérée du point de vue de ses spécialités culinaires (nos langues vont-elles devenir des AOC ?) ou à un passé privé, familial (la langue de mes ancêtres…), ce qu’ils ne diraient évidemment jamais du français, langue du territoire national (et non des terroirs), langue politique, « publique » par essence, langue unique de l’histoire et de la littérature française (alors qu’évidemment la littérature pas plus que l’histoire française ne sont nécessairement écrites en français ! Il s’agit d’une fausse évidence : Rouquette et Manciet étaient, de fait, des auteurs « français », certes d’expression occitane, mais il ne devrait pas aller de soi que la littérature française dût exclusivement être le français, après tout dans la littérature italienne on trouve aussi, sans qu’il y ait maldonne ni offense, des auteurs écrivant en vénitien, en napolitain, en sicilien, etc.). Le discours de ces partisans des langues régionales est de ce fait proprement schizophrénique, s’agissant pour eux de rappeler la priorité et la primauté absolues du français, son statut de seule langue politique légitime, et malgré tout de prôner une reconnaissance et un développement de ces langues, à la condition expresse qu’elles n’empiètent nulle part sur les prérogatives du français. Un député, Michel Hunault, est allé jusqu’à faire l’éloge de la Charte européenne, bénéfique pour l’Europe, en précisant immédiatement qu’il était contre sa ratification par la France[3]. En matière de diversité culturelle et linguistique effective, ce qui est bon pour l’Europe ne l’est donc pas pour la France ! Du reste, la ministre de la culture a dit la même chose, reconnaissant que « nos grands voisins, comme l'Espagne, l'Allemagne ou la Grande-Bretagne ont ratifié la charte », mais en ajoutant aussitôt que chez eux, « la forme de l'État y est différente, de même que la place des langues régionales ». Nous aurions aimé à ce sujet quelques précisions… En tout état de cause Victorin Lurel a bien raison d’évoquer cette « frayeur quasi métaphysique » qui s'empare de tant de parlementaire « dès lors qu'il s'agit de toucher au monolinguisme ». Et l’on sentit le frisson de cette frayeur métaphysique (je préfèrerais pour ma part parler d’idiosyncrasie idéologique) parcourir l’échine de ceux-là mêmes qui prirent la parole ce jour là.
« L’orateur continue en catalan… »
Il faut reconnaître cependant que beaucoup de choses ont été dites à l’occasion de ce débat. D’abord l’acquis le plus visible, au moins dans le groupe des intervenants, est la dignité même de langue reconnue unanimement et sans discussion aux idiomes régionaux, ce qui marque une avancée considérable, dont tout le monde devra prendre acte. Ensuite quelques noms furent prononcés qui ne l’avaient jamais sans doute été en un tel lieu : Antonin Perbosc, Prosper Estieu, et Célestin Freinet, le théâtre de la rampe, le Manifeste occitan et antirégionaliste de Félix Castan, Sempre Vivu de Robin Renucci, les écoles Calandretas (systématiquement écrites de manière fautive dans le texte ») et Diwan. L’efficacité de la méthode immersive a plus d’une fois été soulignée, ce qui est un progrès indéniable. Quelques faits historiques ont été rappelés (que Clovis et Charlemagne parlaient le francisque rhénan, langue dans laquelle a été rédigé le serment de Strasbourg ; que les cinq cents Marseillais et les trois cents Brestois qui ont pris d’assaut les Tuileries, le 10 août 1792 parlaient, bien sûr, provençal et bretons ; que la Révolution, jusqu’en cette même fatidique année, n’a pas été hostile aux langues ; que l’on a parlé gascon (entre autres) sur le Chemin des dames, etc.). On y a évoqué la manifestation de Béziers de 2007, auquel Censi, qui est intervenu, était présent, etc. De petites phrases ont été prononcées en diverses langues, retranscrites dans le compte-rendu de séance approximativement (« lenga nòstra », graphié « lango nostro », et cela en dit évidemment très longs sur les progrès à faire quant au « respect » réclamé par les uns et par les autres), ou bien carrément censurés, comme l’ont été les propos en catalan de Daniel Mach (voici la séquence : « Senyora, els Catalans… (l'orateur continue en catalan). Le président. Monsieur Mach, on ne peut s’exprimer qu’en langue française dans cet hémicycle » heureusement, on trouve ailleurs la phrase entière : « Els catalans són gent orgullosa, honesta i pacífica. La seva llengua és un dret i saben quins són els seus deures » : « Les catalans sont des gens fiers, honnêtes et pacifiques. Leur langue est un droit et ils connaissent quels sont leurs devoirs »).
Certaines revendications légitimes furent aussi clairement exprimées : ainsi le communiste Michel Vaxès a-t-il opportunément rappelé que si l’on estime que l’apprentissage des langues régionales doit rester un « choix » des parents (je n’ai jamais compris du reste cette insistance farouche à conserver à ce type d’apprentissage linguistique un caractère optionnel alors que l’on nous nous dit par ailleurs que tous les enfants doivent bénéficier de cours d’anglais, mais bon…), alors « l'institution a l’obligation de rendre ce choix effectivement possible, par une offre généralisée, partout où l'une de ces langues est pratiquée, partout où une demande significative se manifeste »[4]. La formulation est intéressante, parce qu’elle n’enferme pas la langue dans une conception territorialisée : il y a, comme on le sait, des demandes significatives de breton, d’occitan ou de corse en région parisienne, aujourd’hui contestées parce que, précisément déterritorialisées. Le même Vaxès a déclaré opportunément que « La création en langue régionale doit être soutenue par une aide accrue du ministère de la culture, en partenariat avec les collectivités locales, afin de favoriser le contact et l'échange entre les créations et les grands lieux d'affichage culturel que sont par exemple les diverses manifestations nationales et régionales ». Enfin, le même député a affirmé que « les grands réseaux nationaux – et pas seulement France 3 – doivent mettre plus de moyens et d’horaires à la disposition des producteurs d'émissions en langues régionales. La création de chaînes de télévision publiques propres aux diverses langues régionales répondrait à la revendication commune des associations les plus représentatives de chacune de ces langues. » Sur le même sujet, Alain Rousset n’a pas hésité à dire que « France 3 a un défi à relever pour ce qui concerne la diffusion des langues car nous sommes, disons-le, mauvais en la matière, voire très mauvais… ».
Enfin, il faut signaler que certaines critiques de fond ont bien été esquissées, sans hélas être jamais vraiment développées. J’ai évoqué la réinterprétation individualiste par Victorin Lurel des droits linguistiques, susceptible d’échapper à l’accusation récurrente de communautarisme et à la négation obstinée de l’existence de minorités. François de Rugy, quant à lui, en a appelé tout simplement à la Déclaration universelle des droits de l'homme : « chacun peut se prévaloir de tous les droits et toutes les libertés proclamés dans la présente déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion ». « Pourquoi, a-t-il demandé, les personnes ne parlant pas uniquement le français ne bénéficieraient-elles pas d'un égal accès à leur langue, d'un égal droit à l'apprendre, à la pratiquer, à la voir utilisée dans l'espace public ? ». Dans un autre ordre d’idée, la notion même de « langue régionale », le fait que les langues en débat puissent être opportunément qualifiés de « régionales », a bien été contesté par le catalan Daniel Mach, appuyé par le breton Marc Le Fur, qui a fait remarquer que le catalan, parlé par dix millions de personnes, n’a rien d’une langue « régionale ». Mais on n’est pas allé jusqu’à contester la régionalisation (et bien sûr la territorialisation) de la question linguistique. Cela permet de maintenir un mur étanche entre les langues déclarées patrimoniales et toutes les autres présentes, justement, sur le « territoire » national. Que ces langues aient leur spécificité propre et qu’elles requièrent des mesures appropriées à cette spécificité, est chose indéniable, mais que l’on puisse traiter de la question du multilinguisme en faisant une impasse totale sur la présence de langues non territorialisées et liées à des flux migratoires plus ou moins ancien, n’est pas bon signe. Car la fiction de petites patries conservatoires de langues régionales peut bien sûr servir à l’exclusion culturelle et sociale de tous ceux qui viennent d’ailleurs.
De manière narquoise, un rédacteur anonyme de CAP vivre ensemble, groupe « républicain » anti-basque (il faut toujours lire ses adversaires) a parlé d’une séance « défouloir » ; ce qu’il semble avoir trouvé rassurant. Il se peut hélas qu’il n’ait pas tout à fait tort, car la discussion est de toute façon verrouillée par la volonté d’immobilisme affichée par le gouvernement. Il n’en demeure pas moins que le texte intégral du débat est un témoignage précieux à la fois d’une indéniable évolution de (certains au moins de) nos représentants à l’assemblée de la question des langues, et à la fois des limites étroites de ce changement d’attitude. Une fois encore, tout, ou presque, reste à faire.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Dire que la République a une langue et une seule contredit absolument l’universalité du principe républicain, cela me paraît aussi absurde que si l’on disait : « le bleu est la couleur de la République », ou « le camembert est le fromage de la République ». A sa façon, comme l’a rappelé dans le débat François de Rugy, le constitutionaliste Guy Carcassonne a montré cette absurdité en disant que « le constituant aurait pu aller jusqu'au bout de sa logique singulière, en inscrivant dans la Constitution que le territoire, l'histoire, la culture et la tradition de la République sont le territoire français, l'histoire de la France, la culture française et la tradition française – sans même parler d'une référence à la gastronomie française ! ». Et l’on aperçoit tout de suite que ce qui pourrait sembler évident ne l’est absolument pas, il n’y a aucun sens à dire que la « gastronomie française » est la gastronomie de la République !
[2] Voir la Setmana n° 662. Les experts du comité dans un premier temps ont demandé à la France de réviser sa copie, jugeant incomplet le rapport fourni par la France en 2007 (deux petites pages sur la diversité culturelle). Le rapport final ne semble guère les avoir plus satisfaits, à en juger leurs réactions lors de l’audition des représentants d’associations culturelles et d’ONG ce mois ci…
[3] « Le Conseil de l'Europe, cette grande et vieille institution créée au lendemain de la dernière guerre, symbole de la démocratie et des droits de l’homme et porteuse d'un idéal, a adopté la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Pourquoi ? L'assemblée de Strasbourg considère à juste raison que la protection des langues régionales ou minoritaires historiques de l'Europe contribue à maintenir et développer les traditions et la richesse culturelle du continent. […] Sa ratification – vous l'avez rappelé Madame la ministre – nécessiterait de compléter l'article 2 de notre Constitution. Il faut s'interroger néanmoins sur les conséquences d'une telle révision : à titre personnel, je ne pense pas qu'il soit souhaitable de donner à un juge européen les moyens de se prononcer sur un élément fondateur de notre pacte républicain. »
[4] Même revendication de Michel Hunault (du groupe Nouveau Centre) : « À l'heure actuelle, la demande d'enseignement des langues régionales n'est pas considérée par l'administration comme un droit, mais comme une possibilité que l'on accorde en fonction des disponibilités en enseignants. »