Roman médiéval occitan et culture de masse postmoderne
« Mientras todos tararean y están enamorados de El mal querer de Rosalía, paradojas del arte, el relato inspirador fue escrito en lengua occitana, hoy minoritaria, y se ha hecho popular gracias a un idioma español hablado por casi quinientos millones de personas. », Manrique Sabogal, « ‘Flamenca’, los secretos subversivos de la novela medieval que inspiró a Rosalía ‘El mal querer’ »,Wmagazin, 10 décembre 2018.
Ironie de l’histoire : à l’heure où le rectorat de l’Académie de Toulouse décide de supprimer toutes les aides à l’enseignement de l’occitan en collège et en lycée (un sentence de mort pour la transmission de la langue dans la région même qui porte son nom. Voir surtout l’article de l’ami Martel), une œuvre majeure de la littérature occitane se voit propulsée sur les devants de la scène musicale de plus ample diffusion mondiale. Il s’agit du roman courtois intitulé Flamenca par son découvreur Raynouard en 1834 (voir la fiche de l’oeuvre sur Occitanica ainsi que l’exposition virtuelle qui lui est consacrée sur le même site). De ce long texte en vers composé à la fin du XIIIe siècle par un anonyme rouergat, il ne nous reste qu’un seul manuscrit incomplet (manquent le début – et donc d’ailleurs le titre – et la fin) conservé à Carcassonne (en ligne sur Occitanica). Il conte l’histoire de la belle, cultivée et ardante Flamenca (son nom signifiant à la fois flamande et flamboyante), fille du comte Guy de Nemours, mariée au seigneur Archembaut de Bourbon qui, par jalousie, la tient enfermée dans une tour. Le jeune Guilhem de Nevers en tombe amoureux sans l’avoir jamais vue (thème classique de l’amour courtois) et parvient à se rapprocher d’elle en se faisant passer pour un clerc. Il la séduit en échangeant une seule parole à chaque rencontre lors des offices et la retrouve aux bains par un souterrain (Bourbon était déjà un haut lieu de balnéation) pour des ébats charnels privés de toute culpabilité. Le jaloux n’a que ce qu’il mérite (thème obligé du castia gilós)… Sans aucun doute un texte très fortement dissident, voire transgressif si on le resitue dans la culture morale et téhologique de l’époque1.
Or voici que Rosalía Vila – Rosalía de son nom d’artiste –, qui connaît actuellement un immense succès international pour son dernier disque, paru chez Sony (été 2018, cinq nominations aux Grammy latinos avant même sa parution !) et chanté en castillan, El mal Querer, ne cesse de répéter à qui veut l’entendre, en castillan et en catalan (et bien des journalistes passent sur cette information qui les laissent pour le moins perplexes, mais voir au moins l’article d’Inés Martín Rodrigo sur ABC cultura : « Flamenca, la novela del siglo XIII que inspiró el nuevo disco de Rosalía »), qu’elle doit en grande partie l’inspiration de ce « projet » au roman occitan (elle précise la langue), qu’elle a lu dans la traduction catalane d'Antonio María Espadaler (Universidad de Barcelona, 2015, voir la vidéo explicative de Rosalía où on la voit brandir le livre). C’est, dit-elle, l’artiste plasticien Pedro G. Romero qui lui a fait connaître le roman (cf. art. d’Inés Martín Rodrigo). En d’autres interviews, elle cite le nom de Pablo Díaz-Reixa, le musicien chanteur El Guincho, producteur du disque...
Le titre du roman n’y est pas pour rien, car Rosalía est une jeune artiste (née en 1993) qui utilise comme médium d’expression privilégiée le genre musical flamenco qu’elle a longtemps travaillé au Taller de Músics fondé par Lluís Cabrera (outre des études à l’Escola Superior de Música de Catalunya). L’une des étymologies possibles du mot même de flamenco, non d’ailleurs des moins sérieuses, est celle de flamenco au sens de Flamand2, comme flamande était donc la Flamenca du roman médiéval.
Rosalía a déjà un passé artistique notable, un compagnonage avec la célèbre troupe de La Fura dels baus et un précédant disque de facture plus classique déjà très remarqué : Los Ángeles. Mais dans ce nouvel opus, et son énorme succès vient de là, elle associe avec grand talent la tradition flamenca aux musiques urbaines (r'n'b, reggaetón...). Plus d’un critique (voir en particulier la vidéo super analytique de Jaime Altozano) a souligné la cohérence, l’audace, la richesse et la complexité musicales de ce disque réalisé en partenariat avec le musicien Pablo Díaz-Reixa (El Guincho). Tout le disque est consacré à la notion de Mal querer, le mauvais amour, « l’amour toxique », et se décline en « chapitres » (comme s’il s’agissait d’un livre, chaque chapitre contenant une chanson ayant son propre titre) dont chacun énonce une forme ou un moment de la relation amoureuse délétaire envisagée du point de vue de la femme surtout, mais aussi parfois du côté de l’homme jalous et violent. Ainsi, chaque chapitre se confond-il avec une chanson ayant son propre titre : Augurio (= Malamente), Boda (= Que no salga la luna), Celos (= Pienso en tu mirá), Disputa (= De aquí no sales), Lamento (= Pienso en tu mirá), Clausura (= Preso), Liturgia (= Bagdad), Éxtasis (= Di mi nombre), Concepción (= Nana), Cordura (= Maldición) et enfin Poder (= ningún hombre), hymne à l’empowerment féminin. Les paroles, qui ne se réfèrent qu’indirectement au poème du XIIIe siècle, sont aussi de très bonne facture (Rosalía, entre autres, manie fort bien l’octosyllabe3). Les vidéos (Malamente, De aquí no sales, Pienso en tu mirá, Bagdad, Di mi nombre… du collectif Canada de Barcelone, sont également très élaborées et bourrées de référents culturels au flamenco, oui (et donc à la culture andalouse et gitana : toromachie, semaine sainte, tatouages du visage de la vierge, etc.), mais aussi d’éléments de l’univers urbain des quartiers industriels de Barcelone (motos, voitures de course et camions rutilants, "polygones" industriels...). Certains, comme moi, trouveront cet univers visuel trop propre, trop lisse et trop léché, et l’on pourrait alors en dire autant de l’univers musical, quelles que soient son originalité et son rafinement quasi minimaliste ; en tout cas est-il particulièrement attractif – le charme et le charisme de Rosalía n’y sont pas pour rien – et particulièrement riche d’évocations et invocations symboliques, tantôt claires tantôt sybillines, au service d’une parole féminine, voire féministe. A tout cela s'ajoute le fait indéniable que Rosalía est très bonne danseuse et qu'elle sait accompagner ses spectacles d'excellentes chorégraphies, branchées et raffinées (notamment dues à Charm la'Donna).
Articles, interviews, vidéos… internet fourmille de commentaires sur le phénomène Rosalía (Sergio Andrés Cabello, dans The Conversation, parle de « phénomène de masse postmoderne »), la plupart élogieux, certains critiques… Parmi ceux-ci, une polémique est à noter, qui mériterait un traitement à part, selon laquelle l’artiste se serait rendue coupable « d’appropriation culturelle », voire même d’ « expropriation culturelle » de la culture gitane (respectivement Aida Cortés et Rafael Buhigas dans la revue en ligne El Español). L’accusation est assez étonnante parce qu’évidemment le flamenco, comme chacun sait, n’est nullement un genre spécifiquement gitan, mais le produit d’un long processus de métissage musical, mais surtout parce que, justement, Rosalía, tout en se référant ici ou là à tel ou tel élément de la culure gitane (ou plutôt andalouse et gitane), ne cherche nullement à « faire la gitane », à mimer, à simuler et encore moins à exclure celle-ci… A ce compte là, nous pourrions tout aussi bien l’accuser d’appropriation de la culture occitane !
Au contraire, nous sommes évidemment très heureux de cette promotion urbi et orbi du roman de Flamenca par une catalane chantant en castillan. Pour finir, soulignons une évidence : il n’est nullement fortuit que cet engouement pour une œuvre occitane vienne de Catalogne, où il existe depuis longtemps une tradition d’études, d’enseignement et de traductions d’oeuvres occitanes. Sans cette disposition catalane attentive et favorable à l’occitan, probablement, Rosalía n’aurait jamais entendu parler de Flamenca.
Jean-Pierre Cavaillé
ROSALÍA - MALAMENTE (Cap.1: Augurio)
Interview de Rosalía en catalan
voir aussi : ‘Flamenca’: la novel·la occitana feminista del segle XIII que va inspirar Rosalía
1A noter que certains voient dans cette œuvre une expression du catharisme (par exemple Jaime Covarsí Carbonero, traducteur de l’oeuvre en castillan) et A. M. Espadaler y trouve enveloppée l’hérésie du Libre esprit. Ces deux interprétations me semblent quelque peu forcé, mais il est vrai en tout cas que l’oeuvre est fort scandaleuse dans le contexte de reprise en main religieuse de la culture en cette fin du XIIIe siècle.
2 Pour des raisons très diverses : renvoie à la musique polyphonique inspirée des Flandres, allusions aux gitans ayant servi dans les armées de Flandres, désignation ironique des Gitans...
3Soit ces vers du dernier morceau, que j’ai cherché en vain sur le net, convaincu qu’ils venaient d’ailleurs et même de loin dans le temps : « A ningún hombre consiento/ Que dicte mi sentencia/ Solo Dios puede juzgarme/ Solo a Él debo obediencia// Hasta que fuiste carcelero/ Yo era tuya, compañero ».
Pourriez-vous m'expliquer en quoi ce thème est " classique" : parce qu'on le retrouve souvent dans la littérature "courtoise" ? laquelle ?
Parce qu'on en parle beaucoup aujourd'hui ?
Parce qu'il joue un rôle important dans la spécificité de cette littérature ?
Autre ?
J'ai trouvé souvent ce thème dans les contes celtes et la matière de Bretagne ( cycle du Graal, romans arthuriens ou dérivés ) mais je suppose que ce n'est pas là que vous situez "l'amour courtois ", enfin j'en sais rien...
Merci par avance de votre réponse !