Speranza, la rage « dialectale » de Caserta
Forbach, Caserte et les Roms : Le multiculturalisme par le bas
Le multiculturalisme, au sens du pluralisme culturel et linguistique, serait un truc de bobos bisounours coupés des réalités sociales. L’enjeu étant, par ces fausses évidences, de tout ramener à l’alternative entre une culture nationale, agent d’union et de cohésion sociale et citoyenne, et des cultures sectorielles cloisonnées, qui travaillent à la désunion et alimentent les conflits intercommunautaires. Détestable et puante connerie !
Je veux vous parler aujourd’hui du rapper Speranza (Espérance), qui connaît aujourd’hui un beau succès en Italie, selon moi entièrement mérité. Retenez ce nom, car il est bien possible qu’il traverse prochainement les Alpes, du moins je l’espère.
Speranza, Ugo Scicolone sur ses papiers d’identité, est né à Caserte (Caserta, Campanie, Italie) d’un père italien et d’une mère d’origine algérienne. Mais il a grandi dans la cité de Behren-lès-Forbach, tout près de Forbach (et non en banlieue parisienne comme le répètent à l’envie les journalistes italiens obnubilés par le rap du 93 !). Il y a commencé à rapper très jeune, déjà sous ce nom, apparemment sans grand succès. On trouve quatre de ses titres de 2012 sur sa chaîne, tout à fait écoutables. Puis après diverses difficultés et accointances délinquantes, ne se voyant aucun avenir en France, il a « émigré à l’envers » et il est revenu à Caserte, où il a travaillé comme maçon. Sur la pression de ses amis casertains, il s’y est remis au rap qu’il avait laissé complètement tombé, important en Italie une manière de rapper proche du gangsta rap à la française (Sofiane par exemple). Ce qu’il dit de cette décision à la revue RollingStone est assez édifiant : « Mon quartier (je traduis) a été pendant des années le plus pauvre de France [voir à ce sujet, sur France Cul]… C’était un endroit moche, tu t’en vas par désespoir. Quand tu vois tes amis qui se tiennent depuis 15 ans dans les mêmes entrées à vendre les mêmes trucs, à faire les mêmes choses, tu comprends qu’il n’y a pas d’évolution. Tu te demandes si tu dois finir toi aussi comme ça […] [à Caserte] c’est plus serein, c’est une vraie ville, tu te sens moins marginalisé », même si « les problèmes » ne manquent pas !1
Et c’est justement dans l’expression directe, vécue de l’intérieur à 100 %, de ces « problèmes » – criminalité, injustice sociale, chômage, une pauvreté qui n’a rien à envier à Behren – que tout l’art de Speranza est consacré, et il le fait en rappant presque exclusivement dans le napolitain parlé par les jeunes de Caserte, avec en chaque morceau, des phrases en français… Speranza hurle ses textes avec une voix ultra rauque dans un flow d’enfer qui pourtant fait bien entendre les textes, orduriers, injurieux et à la fois très riches d’allusions et de jeux de mots. Le rap de Speranza est violent, brutal, ultra énervé, et du coup totalement adhérant à la réalité exprimée ; celle, factuelle et presque obligée, de la délinquance et de tout ce qui va avec (armes, picole, came, bagnole, etc.), non pas montrée à travers les stéréotypes établis du gangsta rap bling bling, mais avec une vérité assumée des lieux et modes de vie : survêtements de sous-marques, bière Peroni et bricks de vin de la marque Tavernello (plus ou moins l’équivalent de La Villageoise)… Cela m’a rappelé le film (plus que la série) Gomorra qui outre le fait qu’il était tourné entièrement en napolitain, voulait montrer la pauvre banalité des tenues et de tout l’environnement des mafieux (voir le compte-rendu que j’en avais fait ici à sa sortie : Gomorra. Le néoréalisme « dialectal » à l’épreuve des préjugés). Mais le réalisme exacerbé de Speranza est d’abord celui de l’état d’esprit qui accompagne cette vie là, celui d’une jeunesse écorchée vive, sa vitalité explosive et désespérée, pleine de rage, d’exaspération, d’exagération et d’auto-ironie. Car la démarche est tout le contraire de celle du flambeur ostentatoire : il n’y a rien d’enviable, de désirable dans cette rage et cette douleur. Le but affiché, comme il le dit lui-même, est plutôt de « combattre le mal par le mal »2.
En deux ans seulement, Speranza s’est imposé dans le monde du rap et des musiques urbaines alternatives de la péninsule avec un succès foudroyant, enchaînant les titres et les vidéos chocs plébiscités par les internautes et le public des concerts, et certes pas seulement à Caserte ! Mais comment imaginer en France qu’un rapper puisse s’imposer dans l’ensemble des médias nationaux et au-delà, en rappant dans son « patois » ? En fait, c’est même inutile d’essayer d’imaginer ! Car cela met en jeu toute la différence qui sépare la notion de « dialetto » à celle, justement de « patois », mais aussi – je le dis en passant – à l’autre bout des échelles de valeur, à la notion de « langue régionale » (mais justement le napolitain ne jouit pas de cette reconnaissance), car ce qui est apprécié à Milan ou Turin dans le casertano hurlé de Speranza, ce n’est pas une langue reconnue, officialisée, mais un parler sale, un parler de rue et de jeunes « mal élevés ».
Voici quelques uns de ses titres : « Givova », « Chiavt a mammt », « Sparalo », « Spall a Sott », « Pagnale », « Sirene »…
« Givova » est le nom d’une marque italienne de vêtements à bas-prix, comme Zeus ou Legea… « Chiavt a mammt », c’est simplement : « Nique ta mère » en napolitain, sauf qu’en Italie, même un journal comme la Repubblica se refuse explicitement à écrire ces mots, et d’autres médias à les traduire en italien ! Il s’agit, dit Speranza (je traduis), d'une chanson « dédiée aux traîtres, aux repentis et aux donneurs. Rien de plus, c’est une danse pour les traîtres »3
« Sparalo » (Tire-lui dessus), dans le genre n’est pas mal non plus, qui commence par : « Tutt' e 'juorn ogni ser / Nuje facimm' e sord' e tutt' e maner » (« Tous les jours, chaque soir / on fait du fric de toutes les manières »). Ses paroles dans cette chanson comme dans les autres, sont tellement pleines d’allusions et de références à la culture populaire napolitaine, italienne et mondialisée que, pour les éclairer, le travail des exégètes en lignes (les nouveaux bénédictins du savoir contemporain) ne sont pas de trop. Comment sinon comprendre une phrase comme : « Bungt e bangt cchiù frat' a mammeta, a me me dà o' "café Safor" » ? (« bing et bang, plus frère [plus intime] à [ta] petite maman, elle me donne le café Safor » [jeu de mot entre ce café et l’homophonie en napolitain de « ca’ fess’ a for’ » : « avec le con dehors » immortalisé par une chanson vulgarissime de l’inénarrable Alberto Selly].
« Spall a Sott », existe en trois versions, et c’est une merveille. Cela veut dire, littéralement, « Épaules en dessous » : il s’agit de l’ordre lancé aux porteurs des Statues réunies de Sainte Anne et de la Vierge lors de la grande procession mariale de Caserte au mois d’août, une manifestation « religieuse » incroyable où les statues sont portées sur un grand socle fleuri et dansent littéralement sur les épaules des dizaines de porteurs au son d’une fanfare jouant de la musique profane (voir par exemple cette vidéo de 2013). Ces mots, « Spall a Sott », sont ainsi une sorte d’emblème de la ville, une affirmation identitaire forte de Speranza, et ils sont là aussi pour rappeler que la religion joue un rôle fondamental dans la vie de Speranza : « La religion me sert dans tout ce que je fais, si je n’avais un point de réflexion théologique, je me serais déjà suicidé. Mais pas par dépression, s’entend ! »4. Et s’il s’est donné ce nom, c’est en référence précisément, à la vertu théologale éponyme ! Hé oui, je n’invente rien, lisez ses interviews sur RollingStone, ou sur Vice.
Les « Sirene » sont celles, non d’Ulysse mais des schmits au bas de chez lui... Avec « Pagnalé », il s’agit de rendre aux Roms et aux voyous un mot que leur a volé la police. En effet, « Pagnale » fait référence, à une opération de police d'envergure, médiatisée, voire même mise en scène par les autorités de Campanie, en février 2018, contre un réseau de voleurs et de receleurs tsiganes. Cette opération s’est présentée elle-même au public sous ce nom de Pagnale, dévoilant que c’était le nom que les « zingari » justement donnent aux flics dans la région. Les paroles (voir ici), là encore, sont denses de petites merveilles, comme la répartie du voyou arrêté au policier : « Tenent simm colleg / So nullatenent » : « Lieutenant, on est collègue / Je suis moi-même rien tenant », jeu de mot intraduisible entre « tenent » et « nullatenent ». Très notable aussi, dans ce morceau, une suite de rimes homophoniques en français en référence, pour ceux qui reconnaîtront, à Bobby Lapointe : « qui tue », « qui t’es ? », « acquitté », « Hello Kitty » « ta catin m’raconte qu’elle t’as quitté ». Dans ce texte aussi se mêle au napolitain et à l’italien un lexique romani, que Speranza semble bien dominer (« sciugar » : joli ; « giuchel » / « sciuclè » : chiens, etc.).
Voilà évidemment une autre face du personnage qui me le rend éminemment sympathique : son attrait déclaré pour les Roms. Lors d’un spectacle en 2019 au grand festival Mi Ami de Milan, il a fait flotter sur sa scène, outre les drapeaux de Palestine et du Kosovo, celui des Roms (il arborait aussi, non par hasard non plus, un gilet pare-balles à l’effigie du drapeau algérien : c’était le moment des grandes manifestations en Algérie)… Mais surtout, surtout, sous le pseudonyme de Ugo de la Napoli, il est lui-même l’auteur d’une série de chansons en napolitain, datée de 2016, sur des airs connus de manele roumaines, toutes chantées en auto-tune (réglé à la roumaine!), donc dans un style absolument différent de ce qu’il fait désormais. Or les textes de ces chansons, en particulier les deux qui figurent sur sa chaîne de vidéos sur des images détournées, sont ostensiblement philo-Rom (à souligner dans un pays ou l’antitsiganisme est officiel) et font l’éloge au passage de tous les groupes de migrants d’Italie. Ces deux chansons ont pour titre « Zingarella» et « Made in Italia ». Cette dernière est le détournement d’une très célèbre manea, « Made in Romania » (ou « Dumlada »), chantée par l’enfant prodige Ionut Cercel en 2011 (à écouter et voir évidemment, si vous ne connaissez pas. Zingarella est plaquée sur un bout d’une vidéo, facile à trouver, de l’Osada (village) tsigane de Letanovce en Slovaquie, une vidéo que vous trouverez ici dans sa version originale, et dont je ne sais trop quoi penser, à la fois incroyablement réaliste grouillante de vie et un tantinet voyeuriste… En tout cas tout à fait exotique par rapport aux Roms de Campanie, dont on se demande bien pourquoi ils ne sont pas présents dans ce projet qui reste inabouti (c’est l’une de ses limites évidentes). Speranza en fit tout un disque avec plusieurs autres vidéos, impitoyablement effacées sur Facebook, sans doute suite à des plaintes pour appropriation indue (de la musique et des vidéos), mais les morceaux (18 tout de même!), tous écrits et chantés par Ugo de la Napoli qui n’est autre que Speranza, peuvent tous en fait être encore téléchargés à cette adresse. On ne trouve nulle part de références explicites et développés sur ce projet immédiatement précédent sa série de raps explosifs une réalisation qui entrait assez bien dans ce genre napolitain dit « néomélodique », mais avec cette particularité de reprendre en napolitain, italien et même français, des tubes manele que l’on n’écoute guère en France ni en Italie, sinon dans les communautés roms et roumaines (car les manele sont chantées la plupart du temps en Roumain et non en Romani). Une chose vraiment étonnante en vérité, qui témoigne une fois de plus de ce multicultralisme accompli, un multiculturalisme, par le bas, qui tisse des liens étroits entre les Roms, la Roumanie, Caserte, Naples et Behren-lès-Forbach.
N’empêche qu’il faudrait surtout et d’abord resituer précisément les textes et la musique aussi par certains côtés, de Speranza dans le double contexte, local, ultra créatif de Naples et des productions en napolitain, d’une part de la scène rap napolitaine et de l’autre du vaste courant dit néomélodique, devenu en vérité un peu le fourre-tout de la variété napolitaine à destination privilégie du public de la ville parthénopéenne et de la région. Le premier s’est montré d’une richesse remarquable depuis l’apparition de la Famiglia puis du duo magnifique de Co’sang à la fin des années 90, jusqu’aux plus jeunes Enzo Dong, PeppOh, en passant par Sangue Mostro, Clementino, Bandog et tout ceux que j’oublie. Le second courant, extrêmement florissant, où dominent les airs sirupeux et sentimentaux, ne cesse de se renouveler depuis Nino D’Angelo, Tony Colombo et Gigi D’Alessio ; c’est sans doute la composante majeure de la culture musicale populaire napolitaine, bien au-delà de sa seule relation à la mallavita et à la camora5, et vous pourrez passer des heures à vous initier au napolitain en écoutant ces innombrables chansons où voix et émotions lacrymogènes sont à l’honneur. Des liens nombreux, le plus souvent invisibles au premier coup d’oreille, relient ces deux mondes musicaux qui semblent irréconciliables et pourtant qui confluent aujourd’hui dans des productions, comme celle de Liberato, elle aussi d'ailleurs délibérément et ostentatoirement (donc politiquement) multiculturelle (voir Gaiola Portafortuna, sur la présence africaine à Naples). Voilà quelques unes des directions où vous conduira la musique de Speranza, si vous en suivez les fils. Inutile de faire une belle conclusion sur la question inter-, pluri-, multi-culturelle ; elle s’impose d’elle-même.
Jean-Pierre Cavaillé
PS) Voir aussi, sur Speranza, l’excellent article de Alice Oliveri:Perché Speranza è l’artista più interessante e complesso del momento (The Vision, 6 mai 2019)
Egalement : L’urdm a Murì d’Emanuele Mongiardo (Domino, 29 octobre 2018).
1 « Il mio rione è stato per anni il più povero della Francia. Non so chi ci abbia rubato il posto ora. Era un posto brutto, vai via per disperazione. Quando vedi i tuoi amici che stanno da 15 anni allo stesso portone a vendere la stessa roba, a fare le stesse cose, capisci che non c’è evoluzione. Ti chiedi se devi fare quella fine anche tu. Io provo a fare la mia vita, per questo credo che chi voglia uscire da un ghetto debba puntare su se stesso.[…] È più sereno, è una città vera, ti senti meno emarginato. Ci sono dei problemi a Caserta, ma c’è un approccio diverso… »
2 « Il male va combattuto col male, rispecchio il vissuto mio e non ostento nulla », même itv.
3« “Chiavt a Mammt” è un concetto semplice: è dedicato agli infami, ai pentiti e ai traditori. Niente di più, è una danza per i traditori. », itv pour Noisey.
4« La religione mi serve in tutto, se non avessi un punto di riflessione teologica mi sarei già suicidato. Non per depressione eh, sia chiaro. Quando ho un problema nella vita penso che sia voluto da Dio, magari qualcosa che mi sono meritato. Non c’è problema, mi aiuta a stringere i denti. Sono contento di avere questa fiamma spirituale dentro. », itv RollingStone
5Il existe une controverse parmi les universitaires qui ont étudié cet univers fascinant. Voir Jason Pine, Napoli sotto traccia. Camorra, «zona grigia» e arte di arrangiarsi. Musica neomelodica e marginalità sociale, Roma, Donzelli, 2015 et Michelangelo Pascali, Malamusica. Neomelodia e legalità, Liguori editore, 2015.