Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mescladis e còps de gula
Mescladis e còps de gula
  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Visiteurs
Depuis la création 617 328
Newsletter
5 septembre 2018

Jules Ronjat (1864-1925), félibre à bicyclette et linguiste à vélo

jules-ronjat-jean-thomas

 

Le père de la linguistique occitane était un fédéraliste résolu

 

        Ayant raté (honte à moi !) l’ouvrage collectif de 2013 consacré à Jules Ronjat[1], je remercie Jean Thomas pour m’avoir fait découvrir par son livre ce personnage remarquable et étonnant, qui n’était pour moi qu’un nom empoussiéré. En effet ce livre – Jules Ronjat entre linguistique et Félibrige (Vent Terral, 2017) –, qui contient la correspondance, quelques oeuvres poétiques et la bibliographie complète de cette grande figure, s’ouvre par une très passionnante biographie intellectuelle d’une centaine de pages. Ronjat fut un félibre dévoué à « la causo » et au « mestre » (Mistral), mais il effectua aussi une très sévère critique du Félibrige, sans jamais quitter celui-ci formellement. Par ailleurs, en un monde parallèle et quasiment étanche (alors que tout aurait dû porter à les faire communiquer), il devint un linguiste de pointe, échangeant avec les plus grands spécialistes européens et travaillant à son grand ouvrage qui ne sera publié, en 4 tomes qu’après sa mort : la Grammaire istorique des Parlers provençaux modernes. Par « parlers provençaux modernes », Ronjat entend exactement ce que nous nommons occitan car son immense travail porte sur l’ensemble des parlers d’oc.

Malgré la reconnaissance scientifique de ses pairs, Ronjat demeura aux marges de l’université ; sans doute lui fit-on payer son engagement félibréen. Enfin Ronjat pratiquait le cyclisme et utilisait la bicyclette aussi bien pour se déplacer dans le vaste territoire couvert par le Félibrige, dont il était « baile » (secrétaire général), que pour réaliser ses enquêtes linguistiques. C’est d’ailleurs à bicyclette, raconte-t-il lui-même, que le jeune homme fit un voyage de trois semaines en Provence, tirant à chaque halte Calendal de sa poche et lisant émerveillé les vers du « mestre » face à la mer. Il rencontra aussi à cette occasion Pierre Devoluy qui devint son ami le plus proche dans le Félibrige. C’est aussi à Bicylette qu’il se rendit à Agen pour les fêtes en l’honneur de Jasmin, et roula du Gers aux Hautes-Pyrénées pour rencontrer Miquèu de Camelat...

 

Ronjat félibre

        Devoluy demanda avec chaleur au « mestre » de le faire nommer « baile » (puisque Mistral décidait de tout) en vantant ses nombreuses qualités : « saberu, parlant touti li lengo, assabenta coume pas un de l’istòri dóu Miejour, arderous, plen de fe intiligènto e agissènto, en relacioun emé touti li sabènt e escrivan d’Europo, capable d’escriéure per la Causo 70 letro en un jour (l’ai vist !) [...] Em’ acò parlant gascoun, limousin autant bèn que prouvençau ; l’an passa charrabo tranquilamen emé Camelat en biarnés... » (« savant, parlant toutes les langues, connaissant mieux que tout autre l’histoire du Midi, dynamique, plein foi intelligente et agissante, en relation avec tous les savants et écrivains d’Europe, capable d’écrire pour la Cause 70 lettres par jour (je l’ai vu !) [...] Avec cela parlant gascon, limousin aussi bien que provençal ; l’année dernière il discutait tranquillement avec Camelat en béarnais », 9 mai 1902).

Ronjat avait une admiration sans borne pour « lou mestre », comme le montre sa correspondance, et une fois « baile », se dépensa sans compter pour le Félibrige. Mais il partageait surtout les idées des « jeunes félibres » parisiens fédéralistes (Frédéric Amouretti, Auguste Marin, Jules Boissière, Charles Maurras et Marius André) qui avaient fait leur coming out en 1892 (une déclaration qui plut d’ailleurs à Mistral) : « N’avèn proun de nous taisa sus nòstis entencioun federalisto, quouro li centralisaire parisen nous acanon em’aquelo marrido acusacioun de séparatisme. Enfantoulige e nescige ! Levan l’espalo e caminan » [...] Autounoumisto sian, federalisto sian, e se, en quauco part de la Franço dóu Nord, un pople vóu veni emé nous-autres, ié pourgiran la man » (« Nous en avons assez de nous taire sur nos intentions fédéralistes, quand les centralisateurs parisiens nous frappent de cette mauvaise accusation de ‘séparatisme’. Enfantillage et stupidité ! Haussons la tête et marchons [...] Nous sommes Autonomistes, fédéralistes, et si, en quelque endroit de la France du Nord, un peuple veut nous rejoindre, nous lui tendrons la main... »).

Au début de sa carrière Ronjat, originaire de la ville de Vienne, militaire de carrière, vit à Paris et il participe assidûment aux réunions hebdomadaires au Procope de l’Escolo felibrenco parisienne, dont il est l’un des fondateurs[2], et qui devient la Ligue Nationale de Décentralisation en mars 1895. Ronjat est autonomiste et fédéraliste (il traduit le livre de Théodor Curti sur le référendum en Suisse, rencontre des catalanistes, etc.), mais fervent républicain, il se détache de Mauras, du fait des penchants monarchistes de celui-ci et de son nationalisme effréné aux côté de Barrès. Ronjat est Républicain, certes, mais considérait que 1789 avait échoué, le jacobinisme centralisateur étant venu occuper la place laissée vacante par la monarchie absolutiste et n’ayant fait que renforcer le pouvoir central sur les régions. Cette analyse historique préfigure ainsi celle des frères Rouquette (voir surtout Descolonisar l'istòria occitana de Jean Larzac) et de pas mal d’autres depuis les années 50.

Ronjat critique du Félibrige

          Il quitte Paris en 1899 pour s’installer à Vienne, sa ville natale. C’est pour lui une question de cohérence : « I’aura de vera regiounalisme, coumplet, emé touti sis ourgane amenistratiéu, ecounoumi, inteleituau, quand li regiounalisto abitaran si regioun. Se li regiounalisto cresoun pas proun au regiounalismo pèr se passa quàuqui plasé de la capitalo, que tron voulè que ié fague, iéu ? » (« Il n’y aura de vrai régionalisme, complet, avec tous ses organes administratifs, économiques, intellectuels, que lorsque les régionalistes habiteront leurs régions. Si les régionalistes ne croient pas assez au régionalisme pour se passer des menus plaisirs de la capitale, que voulez-vous diable que j’y fasse ? »), s’exclame-t-il en 1911 dans Vivo Prouvenço.

Ronjat était dégoûté par l’incapacité du Félibrige à porter des revendications politiques dignes de ce nom, à faire autre chose qu’à organiser des banquets et publier des vers inoffensifs et le plus souvent insipides. En 1907, avec son ami Devoluy, il avait constaté qu’il était impossible d’attendre de son organisation une quelconque marque de solidarité avec la révolte des vignerons, pour lesquels ils avaient pris fait et cause. Cette même année, la relation n’est peut-être pas fortuite, Ronjat quitte l’armée. C’est dire tout ce que l’occitanisme politique des années 60-70 doit aux engagements de Ronjat et de Devoluy. Leur position était tranchée et clairement exprimée, trop sans doute pour être acceptable au sein même du mouvement régionaliste : il est absurde d’attendre quoi que ce soit de Paris ; il faut, autrement dit, assumer le conflit et ses conséquences : « quand l’on pènso que i a ’ncaro de gènt proun ignourènt di causo proumiero pèr s’enregimenta dins un partit parisen, rouge o blanc, o prou simplas pèr espera que lou gouvèrn parisen autrejo de franqueso en de fantaumo d’ome que noun sabon li conquista d’esperéli ! » (« quand l’on pense qu’il y a encore des gens assez ignorants de la cause première pour s’enrôler dans un parti parisien, rouge ou blanc, ou suffisamment innocents pour attendre que le gouvernement parisien octroie des franchises à des fantômes d’hommes qui ne savent pas les conquérir par eux-mêmes », Prouvenço, 1905). Il est, clairement, trop clairement, un nationaliste fédéraliste : « çò qu’es necite, uno nacioun lou pren, noun lou quisto, nous dison li Poulounés » (« ce qui est nécessaire, une nation le prend, elle ne le quémande pas, nous disent les Polonais ») ; « Li Catalan, li Poulounés, lis Irlandés an coumbatu lis armo à la man, an founda d’escolo primàri, de coulège e d’Universita pèr l’enseignament de si lengo naciounalo, an crea de journau, destribuï de broncaduro, fa de campagno de couferènci publico, se soun groupa en assouciacioun d’estùdi coumun, an establi de banco pèr ajuda si counciéuntadin à garda si tèrro e meme à n’en croumpa de nouvello, que save, iéu ? Li Prouvençau an escri de libre rare e car, an nourri sa vanita de coumplimen e de titre, e soun vèntre de banquet » (« Les Catalans, les Polonais, les Irlandais ont combattus les armes à la main, ils ont fondé des écoles primaires, des collèges et des universités pour l’enseignement de leurs langues nationales, ils ont créé des journaux, distribué des tracts, fait des conférences publiques, se sont groupés en associations d’études communes, ont fondé des banques pour aider leurs concitoyens à garder leurs terres et mêmes à en acquérir de nouvelles, que sais-je moi ? Les Provençaux ont écrits des livres rares et chers, ils ont nourri leur vanité de compliments et de titres et leurs ventres de banquets », Prouvenço, 1905). C’est bien du côté des mouvements armés des indépendances nationales qu’il regarde et il ne peut constater que le Félibrige en est à des années lumières.

Ronjat linguiste

         Aussi dès 1893 s’éloigne-t-il du mouvement et se livre-t-il de plus en plus intensément à des études et travaux de linguistiques. Ronjat est polyglotte : il pratique l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol, le portugais, connaît le russe, le grec moderne, les langues scandinaves, il fréquente l’arabe, manifeste des intérêts poussés pour le roumain, le basque, l’arménien... et bien sûr l’occitan dans toutes les variantes dialectales (l’ensemble de ce qu’il appelle les « parlers provençaux ») qui s’impose à lui comme terrain d’étude privilégié. Il s’y intéresse à tous les aspects de la langue : onomastique, étymologie, phonétique, lexicologie, histoire...

Il s’inscrit avec Mario Roques, et soutient en 1913 une thèse principale intitulée Syntaxe des Parlers provençaux modernes (en pdf avec les comptes-rendus de Meillet et d’autres sur le site de l’IEO Paris) et une thèse secondaire sur Le Développement du langage observé chez un enfant bilingue (voir infra). Il est membre de la Société de Linguistique de Paris et de la Société internationale de dialectologie romane. Son réseau d’amis, de connaissances et de correspondants dans le petit monde de la linguistique est impressionnant : Antoine Meillet, Antoine Thomas, Charles Bally, Albert Sechehaye, Walter von Wartburg... Il fréquente aussi Saussure, et sera l’un des relecteurs du Cours de linguistique générale au moment de sa publication posthume. Il élargit encore ce réseau scientifique après son installation à Genève en 1914, fuyant la guerre, à la fois du fait de ses convictions pacifistes (du moins en ce contexte, appelant de ses voeux une Europe fédérale) et des difficultés liées au fait qu’il a épousé en 1907 une Allemande, Ilse Loebell, membre du mouvement psychanalytique.

Ronjat est un théoricien de l’intercompréhension (c’est le mot qu’il utilise) et de ses ruptures comme critère d’identification linguistique. Par deux fois, Jean Thomas cite l’éblouissante première phrase de son oeuvre majeure, publiée en 4 volumes à titre posthume : « Un berger provençal conduit en été ses troupeaux des landes de Crau dans les pâturages de Chartreuse. Il s’entend sans difficulté avec les paysans de la vallée de la Durance et du Buech, chacun parlant son langage naturel. Il passe la Croix-Aute et redescend vers la vallée de l’Isère : les gens comprennent son parler et il comprend le leur jusqu’à quelques kilomètres au nord du Monestier-de-Clermont ; quelques kilomètres avant Vif, le bourg qui suit sur la route de Grenoble (à environ 16 km du Monestier et autant de Grenoble), cette intercompréhension a cessé », Grammaire istorique des Parlers provençaux modernes (on la trouve sur le site d’Occitanica). « C’est par le voyage, commente Jean Thomas, c’est-à-dire par déplacement et l’observation de la langue de l’autre in situ qu’on étudie la langue ». Ronjat s’y applique lui-même, en train et surtout à bicyclette, véhicule particulièrement adapté pour étudier les variations dialectales aussi bien du romanche des Grisons et du norvégien que de l’ensemble « des parlers provençaux ». Sa démarche, évidemment, qui privilégie l’interrogation directe in situ ou, à la rigueur, recourt à des informateurs fiables (ce que Camproux n’a pas vu, dupe de la dominance des citations littéraires alors que les archives montrent que Ronjat les vérifiait toujours dans l’oralité) est très proche de celle de Tourtoulon et Bringuier (voir sur ce blog, sur ces valeureux explorateurs de la limite entre òc et oïl, et « Une cuisinière vaut dix élèves de l'École des Chartes » texte de 1890 où Tourtoulon applique de fait le critère de l’intercompréhension sans le nommer). C’est d’ailleurs Ronjat qui, vérifiant et complétant Tourtoulon et Bringuier, parle du « Croissant » pour désigner le territoire des parlers marchois. Jean Thomas constate surtout que Ronjat, lui, « n’a pas eu de successeur. Personne n’a envisagé une grammaire descriptive de l’occitan prenant en compte l’ensemble de la variation » (p. 73).

Il est aussi un analyste du bilinguisme précoce, rédigeant sa thèse complémentaire à partir de l’observation de son propre fils Louis, élevé en français et en allemand (Le développement du langage observé chez un enfant bilingue, voir l’édition critique de Pierre Escudé). Cette étude n’a pas pris une ride, définissant le principe de base du bilinguisme accompli : un parent, une langue (« voici le point important : que chaque langue soit représentée par une personne différente »). Il constate, dit Jean Thomas, en bon saussurien, que la « liaison entre signifiant et signifié, est enrichie, doublée, chez l’enfant bilingue ». Dans l’Enfant aux deux langues, Hagège, pour l’essentiel, dépend de Ronjat, auquel d’ailleurs il ne manque pas de renvoyer.

Et un peu de d’ortografe pour terminer...

          Ronjat a aussi beaucoup réfléchi sur les questions d’orthographe. Il milite pour une simplification radicale de l’orthographe française (« de pertout uno masso de letro inutilo » : « partout une masse de lettres inutiles » dit-il) dont il met en pratique dans ses textes quelques éléments (suppression des « h » en début des mots, etc.) Pour l’allemand il conseille la suppression des majuscules... Et pour les « parlers provençaux » se prononce fermement pour la graphie mistralienne (L’ourtougrafi prouvençalo, 1908), donc fatalement, contre les prémisses de la graphie dite « classique » que nous pratiquons aujourd’hui à l’échelle panoccitane. Jean Thomas y voit une forme d’aveuglement dû à l’admiration excessive envers le « maître » et ses proches. Il est vrai que la graphie mistralienne présente bien des difficultés, y compris pour le provençal stricto sensu, et c’est un fait qu’elle n’a jamais pu englober toutes les variantes dialectales de l’ensemble occitan ; d’où l’adoption d’une nouvelle graphie, à laquelle souscrirent nombres de félibres non provençaux, comme le souligne Jean Thomas. Mais il est clair aussi, quand l’on voit le refus clair et net de Ronjat pour les graphies à prétention historiques et étymologisantes, qu’il n’aurait jamais pu s’accommoder de la graphie nouvelle (où la question des « lettres inutiles » se pose bel et bien, même si en comparaison au français la graphie classique est limpide). Il me semble que sur ce point, Jean Thomas ne prend pas suffisamment de recul critique. Car ces remarques n’empêchent nullement de reconnaître, même s'il n’aime pas les termes « occitaniens », « occitaniques », et ne dit jamais « occitan », que la démarche de Ronjat, à la fois comme félibre politique et linguiste de l’ensemble de tous les parlers d’oc, est « objectivement » occitaniste, comme y insiste justement Sauzet dans son article (« Jules Ronjat, la syntaxe de la langue occitane ») paru dans le collectif que je signalais au début.

            On excusera cette présentation quelque peu didactique, mais j’ai voulu montrer l’intérêt majeur de la figure et des écrits de Ronjat pour nous aujourd’hui encore, et inciter ainsi à la lecture du beau livre de Jean Thomas.

Jean-Pierre Cavaillé


[1] Pierre Escudé, Patrick Sauzet, Jean Thomas (éd.), Autour des travaux de Jules Ronjat, 1913-2013: Unité et diversité des langues. Théorie et pratique de l’acquisition bilingue et de l’intercompréhension, Paris, Archives contemporaines, 2016.

[2] Il dut forcément y rencontrer le Limousin Auguste Marpillat, auquel j’ai consacré un post sur ce blog, même si celui-ci, avec d’autres (Jean Carrère, Pierre Dufau, Laborde, Plantadis, Charles Brun, Paul Redonnel, Paul Rey...), au fil du temps, cessèrent de participer aux réunions, excédés par l’exclusivisme littéraire des Provençaux. Voir Julian Wright, The Regionalist Movement in France, 1890-1914: Jean Charles-Brun and French Political Thought, Clarendon Press, 2003, p. 48.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité