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Mescladis e còps de gula
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  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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6 octobre 2012

Philippe Gardy : Grands écrivains et petit patois

 

ombres

 

 

Philippe Gardy : Grands écrivains et petit patois

 

           Dans un bel ouvrage, L’ombre de l’occitan. Des romanciers français à l’épreuve d’une autre langue (Presses Universitaires de Rennes, 2009), Philippe Gardy traque la présence/absence de l’occitan dans les œuvres de romanciers d’expression française parmi les plus reconnus du XXe siècle, Joseph Delteil, François Mauriac, Jean Giono et les plus contemporains Pierre Bergounioux, Pierre Michon et Richard Millet, auxquels il ajoute François Salvaing.

           Pour chacun de ces auteurs, il propose une lecture interne, montrant à chaque fois combien la présence effacée, parfois imperceptible, de la deuxième langue, loin d’être anodine, anecdotique, irrigue l’œuvre et joue un rôle important, majeur, voire essentiel dans sa constitution. En contre-point, il s’attache, à la fin du livre, à la figure d’un auteur gascon, Emmanuel Delbousquet, qui, autour des années 1900, après avoir écrit des romans à portée ethnographique en français, se lance dans l’aventure de l’écriture en occitan avant de disparaître prématurément. De Delbousquet en occitan, il ne nous reste en effet qu’une mince plaquette de vers, Capbat la lana, publiée à titre posthume par Antonin Perbòsc (voir la reprise en ligne de l'édition Perbosc sur le blog d'Adriu de Gavaudan).

 

Un éloge de l’ombre

       Mais l’essentiel du propos consiste bien plutôt à suivre le chemin inverse de la désoccitanisation emprunté par tant d’écrivains francophones qui furent en contact à des degrés divers avec l’autre langue. Gardy s’emploie à décrire les modes singuliers à travers lesquels cette littérature se réalise dans un processus complexe, tortueux, d’abandon et d’évocation de la langue d’avant ou de dessous, parfois par la citation directe de mots et de bouts de phrases, généralement dans une graphie bricolée et défaillante (mais cela-même – j’y reviendrai –, le refus d’adopter une graphie normée et d’appeler cette langue occitan, selon moi insuffisamment souligné par Gardy, fait entièrement partie de ce processus).

            Chez ces auteurs, l’occitan « demeure comme une écharde dans la chair de l’œuvre, un point d’achoppement discriminant. Comme si se jouait (ou se rejouait) là, à voix basse, une partie difficile qui n’aurait pas été pour rien dans ce que l’écriture a fini par devenir et dans ce qu’elle persiste à être » (p. 14) ; « le refoulement totalement accompli de ce germe discordant n’a pas été possible… » (p. 15). Le mode de présence de « l’autre langue » est ainsi celui du fantôme (parfois aussi du fantasme comme chez Delteil), de la hantise, de l’ombre : « l’ombre d’elle-même d’abord, le signe de sa disparition sociale et individuelle ; et plus encore l’ombre dont se réclame, discrètement ou de façon plus revendiquée, l’écrivain au miroir de son écriture » (p. 170). L’occitan, ainsi n’occupe aucune place spécifique, déterminée, positive : « Il se situe plutôt dans les creux de l’écriture, en ce lieu impalpable, fait de manques et de tensions, où la langue, à la fois comme « style » et comme mécanique narrative, découvre ses thèmes et ses inflexions propres » (p. 170).

 

Le creux en tous ces états

            Chez Delteil, selon l’écrivain lui-même, l’occitan – enfin (la distinction est décisive) le patois – serait partout ; il imprègnerait entièrement son écriture, dont la langue serait ainsi du « franco-patois ». En réalité cette présence souterraine affirmée n’apparaît presque jamais, bien moins, remarque Gardy, que chez un écrivain comme Mauriac, où l’on ne penserait guère la chercher. Dans les œuvres de celui-ci, « le patois, dispersé tout au long de la trame narrative, balise sans relâche la séparation initiale et la fait resurgir face aux illusions conciliantes de la mémoire souveraine et faillible. Lambeaux devenus imperceptibles d’un univers interdit, il signale le passage, l’impossible retour de la vie à la vie » (p. 48).

             Giono rejette avec mépris et colère l’art des félibres et le provençal, pour lesquels il n’a pas de mots assez blessant ; pourtant la langue autre, le patois (« On a d’abord parlé le provençal. On le parle encore. C’est un patois », Préface à Colline, p. 76) tient un rôle proprement mythique, cosmogonique (voir le Serpent d’étoile) aux origines de la création littéraire, dans « l’engendrement » de la langue propre de l’écrivain, « le chaos primitif de l’œuvre » (p. 86).

             Chez Salvaing (La Nuda), le patois entretient un lien avec la question centrale du mutisme, du mystère et de l’opacité brute incarnés par la femme sauvage qui errait nue vers 1800 dans les montagnes de Vicdessos : il est l’une «  des approches possibles de cette fermeture qui, ultime paradoxe, ouvre quelque part sur l’être, pourtant inatteignable » (p. 114).

            Pour Bergounioux, le patois est la langue d’avant, d’une période révolue, avec laquelle il a fallu rompre pour accéder, avec le français, au reste du monde, mais sur laquelle pourtant on ne cesse de revenir : « si l’occitan n’émerge jamais vraiment, son absence n’est probablement pas une absence absolue, mais bien plutôt l’envers d’une présence. » (p. 116). Ainsi, écrit Gardy, « le patois demeure quelque part au centre, enfoui, de sa création, et c’est de cet enfouissement que l’écriture, jusque dans son oubli, va se nourrir, chaque fois qu’un tel ressourcement sera nécessaire » (p. 119).

            Avec Millet, le patois (encore !) est saisi comme une sorte de relique de la langue noble des troubadours dans la bouche des paysans et sa disparition n’est pas autre chose que la réalisation de ce qui attend le français, engagé, selon l’écrivain (c’est son obsession constante), dans un processus de déliquescence irréversible : « la dévalorisation de l’occitan en patois, comme le sentiment de décadence qui frapperait le français au moment où l’écrivain tente de l’écrire, constituent ainsi à la fois deux moments de l’histoire linguistique d’un pays, dont l’œuvre se nourrit jusqu’à en faire à certains moments son sujet principal, et deux espaces métaphoriques où se forge l’image d’une langue par principe déjà perdue » (p. 135). Et, en effet, Millet, dans la première phrase de Ma vie parmi les ombres, dit du patois qu’il était « ce parler limousin où s’entendaient encore, entre les souffles des animaux et ceux des grands bois, tous les temps du subjonctif, tandis que le français y renonçait » (faire de l’imparfait du subjonctif le signe de la décadence du français et de la noblesse déchue de l’occitan est aussi un vieux lieu commun).

 

Singularité de l’œuvre et diglossie commune

            Gardy, on le voit je crois suffisamment, conduit ses analyses dans une très belle langue, en empathie avec chacun des univers romanesques sur lesquels il se penche. Dans ces textes, l’analyse est d’abord proprement littéraire et, peut-on dire, psycho-littéraire, car à chaque fois, le motif diglossique est saisi dans les méandres de l’œuvre au plus intime d’une psychologie propre à l’écrivain. Le cadre sociolinguistique de ces lectures passe ainsi au second plan, comme si celle-ci ne pouvait qu’apporter l’histoire bien et trop connue - limitée et finalement insuffisante pour rendre compte de la singularité d’une œuvre -, de la structure diglossique, fatale pour l’occitan en littérature française, rigoureusement, impérativement monolingue ; une histoire somme toute bien moins intéressante, semble dire Philippe Gardy (à vrai dire, il ne le dit pas ; j’interprète ici sa démarche) que la déclinaison à chaque fois singulière d’un effacement qui est en même temps une hantise.

           Certes, il inscrit ses études dans le cadre général de ce qu’il appelle « la fameuse dialectique « Paris-Province » », remarquant d’ailleurs au passage combien elle est peu travaillée dans les études littéraires, puisque l’un des seuls ouvrages que l’on peut citer sur ce sujet est celui de Fausta Garavini, Parigi e provincia. Scene della letteratura francese (Torino, 1990), qui n’a jamais été traduit en français. Mais, même s’il rappelle au passage combien ses auteurs sont dépositaires de tous les lieux communs et préjugés sur les « patois » (langue pauvre des simples, langue de l’émotion brute, langue des brutes et des bêtes, langue émiettée incomprise dans le village d’à côté…[1]), il évite pudiquement de s’appesantir sur le fait brut que dans cet aréopage choisi, il est le seul, lui Philippe Gardy, à utiliser le mot d’occitan. Ainsi, aucun des auteurs dont il nous entretient, fort probablement, ne reconnaîtrait-il la présence dans son œuvre de la langue auquel il consacre son livre.

             Tous ne parlent en effet jamais que de « patois », quelle que soit leur approche. Quand l’un d’eux évoque le mot d’occitan, comme Delteil, c’est pour le rejeter avec dégoût : « Je devrais dire : l’occitan, je sais, qui est le terme correct, et le plus stratégique. Mais occitan, c’est savantasse, ça fait intelligentsia. Moi il m’écorche les lèvres, et me fait mal au cœur. Maman parlait patois. » (Delteilherie). Giono, lui, repoussait avec une extrême violence le mot même de Provençal, désignant sous ce mot, de la même façon, une langue écrite, une langue a prétention culturelle ; celle des félibres tant honnis : « si les vraies traditions de mon pays avaient été ces chienlits qu’on faisait défiler dans Arles, ces fanfaronnades qu’on claironnait à tous les échos, je me serais fait naturaliser Samoyède. Si ma langue avait été ce baragouin qui faisait se pâmer les vieux notaires et énervait le génie des cœurs doués, j’aurais appris le chinois pour m’exprimer. » (Préface à Provence). L’insupportable, le comble du ridicule et de l’indécence, c’est que ce baragouin prétende à l’écriture : « … quand on a à sa disposition une langue aussi belle que le français, aussi importante à écrire que le français, et aussi riche en expression que le français, on n’écrit pas dans une langue qui n’est plus comprise par une cinquantaine d’apothicaires… » (Entretiens avec Jean Carrière). Ceux des écrivains qui interviennent en des temps où le félibre n’est plus audible, disent ou laissent entendre la même chose à l’égard des auteurs de dictionnaire et de pseudo-littérature en patois (qu’ils ne connaissent pas et ne veulent pas connaître : j’ai moi-même demandé à Michon ce qu’il pensait de Delpastre ; ce nom ne lui disait absolument rien. J’ai tenté d'analyser par ailleurs l’opposition chez ces trois auteurs de la belle langue et du patois).

             Cette unanimité, bien sûr, fait sens. La langue avec laquelle ces auteurs font de la littérature, la langue de la littérature, est le français ; elle est exclusive et n’admet d’altérité que sur un autre registre, étranger à la littérature, un registre d’oralité pure et d’émotions brutes. De sorte que le patois n’est pas intégrable comme tel par la littérature, sinon sous la forme de quelques rares mots et expressions ; il est, ne peut et ne doit être que l’autre de la littérature, dont éventuellement celle-ci se nourrit mais qu’elle doit aussi expulser pour devenir elle-même et digne de ce nom.

              Le patois est « la langue de maman », comme dit Delteil, non celle de l’écrivain. L’occitan, la langue d’oc ou le provençal de Mistral sont inacceptables, parce qu’ils prétendent à l’écriture. C’est d’ailleurs pourquoi Delteil accuse Mistral de « penser en français », alors que lui, prétend-il, écrirait français en pensant en patois. Ainsi les gens qui disent occitan – ou provençal – ont-ils la prétention de pouvoir produire de la littérature avec le patois et cela n’est pas admissible. C’est pour cela que Pierre Bergounioux ne donne pas d’autre nom à Melhau (voir le post ici consacré à cet épisode) que celui d’« écrivain patoisant », expression qui, pour lui, suffit à disqualifier par avance toute prétention de littérature, exactement de la même façon qu’il exècre (tout comme Michon et Millet) l’idée que l’on puisse le considérer comme un écrivain « régionaliste », parce que la région est un lieu par essence étranger à la littérature, un lieu où l’on parle (ou parlait encore il y a peu) patois, lieu d’oralité ensauvagée que la belle langue de Paris seule peut faire accéder à la Littérature (la Capitale à l’initiale s’impose !).

 

Critique sociale et désenchantement de la littérature

             Aussi méprisé, vilipendé, moqué soit-il, l’occitan, à la différence du patois, est un concurrent virtuel ; il représente l’idée impossible à accepter que l’idiome secret de l’enfance qui irrigue souterrainement l’œuvre en langue pourrait lui-même faire œuvre, réclamer son dû, prétendre au droit d’ainesse peut-être même ! Ce que tous ces auteurs illustrent à la perfection, est l’incompatibilité de leur conception de la littérature, la conception de la littérature française, avec un bilinguisme ou plurilinguisme interne. L’exclusion du mot même d’occitan (ou de provençal chez Giono), une exclusion a priori et définitive, a pour fonction de maintenir un statu quo de domination sans faille, comme la maîtresse de maison, dans Génitrix de Mauriac, qui intime à la bonne de retourner à sa cuisine en la traitant de « pecque ».

            La situation limite est celle de Delteil, qui a vu de son vivant l’un de ses ouvrages traduit en occitan (Jésus II) et, loin de désavouer l’entreprise, a préfacé le livre. Dans ce texte, c’est alors le mot d’occitan qui domine. Évidemment, à tout prendre, il est autrement plus gratifiant que celui de patois : il est, on en convient, plus difficile pour un écrivain de tirer fierté de la traduction de ses œuvres en patois ! Ce truisme vaut la peine d’être médité...

            La démarche de Gardy, confrontée aux maigres remarques que je viens d’esquisser, me font prendre conscience d’une chose que je devrais savoir depuis longtemps. L’analyse sociale conduit presque fatalement à une approche désenchantée des textes littéraires. Tel élément, qui fait partie de l’économie créative de l’œuvre, soumis à la critique sociale, devient l’expression du lieu commun le plus réductif, le plus éculé et éventuellement le plus difficile à supporter pour des raisons scientifiques ou idéologiques. Nous avons sans doute besoin des deux approches, elles ne sont peut-être pas exclusives, mais il est parfois très difficile de les articuler sans détruire la magie de l’œuvre… On pourrait dire que seule celle-ci importe. Hé bien non : si une telle analyse sociale avait été appliquée plus souvent aux œuvres de Millet, moins de lecteurs tomberaient des nues en lisant son dernier livre (l’Éloge de Breivik), où l’idéologie qui pourtant, depuis longtemps, porte des œuvres devant lesquelles on s’extasie, s’étale au grand jour.

 

Jean-Pierre Cavaillé

 

ombres-stellairest



[1] Voir, sur ce dernier point, la merveilleuse citation tirée de Un adolescent d’autrefois de François Mauriac : « Ce Beleou, aucun paysan ne le comprendrait au-delà de vingt kilomètres autour de Maltaverne ».

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