Melhau. Sa lenga, mai la mia...
Baptiste Chrétien me fait passer un beau compte rendu du dernier livre de Melhau, Ma Lenga, publié par les soins de l'auteur, à trouver à la librairie occitane de Limoges ou chez l'auteur (Roier 87380 Meuzac) pour la modique somme de 7 euros. Il faut lire ce petit livre, magnifiquement écrit, fort et amer (on le serait à moins), qui commence par ces mots : « Ma lenga vai morir. 'Na lenga d'òme, 'na lenga que pòrta la paraula, lo biais de dire e 'laidonc de pensar d'un òme – quau siaja –, d'un òme, de dos, tres, de monde, 'na comunautat, sigues larja o estrecha, richa poderosa o pauvra sirventa ».
On peut aussi lire, en occitan, l'article de Miquèla Stenta, dans la Setmana de cette semaine.
JP C
Dessin de Jean-Marc Simeonin en couverture (extraite du polyptique Sent Taisate : Saint Tais-toi)
Sa lenga, mai la mia...
J 'ai lu aujourd'hui le livre de Jan dau Melhau, Ma lenga, paru en mars 2012.
Je me suis rendu compte qu'on était habitué à écouter et lire Jan dau Melhau parlant des autres. De Marcela Delpastre bien sûr, mais aussi de Granier, Debernart, Delaja, Richard, d'autres auteurs de ses amis ou de l'école « melhaude » comme Bernat Combi, Monica Sarrasin, Jan-Peire Reidi...
Nous sommes habitués à l'entendre et à le lire parler du Limousin, de sa musique, de ses danses, des personnages et créatures qui le peuplent ou le peuplaient, lo leberon, las fadas, la tanti, lo vesin, la mairina... Bien sur, à travers ses textes, ses chansons, on entrevoit ses idées, on devine sa philosophie, son mode de vie.
Dans Ma lenga, Melhau nous parle de lui, vraiment. Nous raconte son cheminement, professionnel, militant et intérieur. On rentre dans son intimité, non sans un certain voyeurisme, il nous parle avec sincérité de son lien à l'occitan, de l'histoire de cette relation amoureuse à la langue qu'il glorifie et magnifie depuis si longtemps à travers ses multiples activités.
C'est qu'à force de le voir si à l'aise avec elle, de l'entendre la si bien parler, de le lire la si finement écrire, nous avions fini par croire que l'occitan était sa langue maternelle. Langue de sa mère, elle l'est, certes, mais tout laissait penser que Melhau la savait comme ça, depuis la naissance. Hé bien non, Melhau lui aussi l'a travaillé sa langue, il l'a enrichie, peaufinée durant des années, il a cherché des mots, des idiomatismes, des expressions et syntaxes purement limousines, il a œuvré des années pour se bâtir cette langue raffinée et si belle qu'il manie aujourd'hui.
Bien sûr, il l'avait dans l'oreille depuis l'enfance, cette langue, même déjà bien un peu dans la bouche. Car si Melhau a dit un jour « qu'il s'était trompé de temps, ou que le temps s'était trompé de lui », il a tout de même eu la chance de naître avant que la langue ne meure. L'occitan limousin, s'il avait déjà quasiment déserté le bistrot de sa mère à Limoges, était encore omniprésent dans le village familial de Royer de Meuzac où le petit Jean-Marie Maury passait dimanches et vacances.
Mais il nous raconte qu'il a pu, comme nombre de baby-boomers et plus généralement d'enfants dressés par l’École de la République une et indivisible, avoir parfois honte de ce qu'était et de ce que parlait les siens. « Oc, aguei daus còps despiech, vergonha de çò qu'eran los meus. Sei pas lo solet. L'escòla de la Respublica nos menava ad aquò. Esser renegat, despiechos, vergonhos, se pasmai tornar coneisser dins los seus » (p.31).
Car même pour Melhau, la fierté, l'amour de sa culture, ça se travaille, ça se développe, ça se cultive, ça n'est plus tant tellement naturel depuis que les mots « plouc » ou encore « chauvin » ont envahi notre vocabulaire et nos esprits. Pour lui, jusqu'à 20 ans passés, l'occitan se nommait « patois » . Comme la majorité des jeunes de sa génération, il s'en moquait comme de colin-tampon. L'important alors c'était l’anarchisme et la philosophie. C'était mai 1968. Melhau apprit et vécut tout cela en français, à la ville. Ce n'est pas qu'il méprisait spécialement le « patois limousin » de sa famille de Meuzac, mais c'est qu'il s'en foutait, comme les autres.
C'est au cours des cinq années qu'il passa à Toulouse, où il partit faire l'étudiant en 1966, que Jean-Marie Maury devint, pauc per pauc, Jan dau Melhau. C'est en exil qu'il se rendit compte à quel point il était Limousin et comme il aimait son pays de châtaigneraies et de landes. « E quo es lai que sauguei qu'era Lemosin, que comprenguei lo franc Lemosin qu'era, lo franc país qu'era lo Lemosin, en sa sentor fòrta de flor de chastenh » (p.35). L'un des premiers symptômes fut l'envie d'apprendre à jouer de la vielle à roue. Il en prend une leçon, une seule, au Conservatòri occitan de Tolosa, comprend sans doute dès lors qu'on n'apprend pas à jouer de la vielle mais que l'on s'apprend. Dans notre culture, la nuance est importante. La première expression donne des musiciens de Conservatoire (« Conserverie » dirait Melhau), la seconde donne des musiciens tout court, des routiniers. Toujours est-il que la sanfònha fut dès lors un élément essentiel de la reconquête de sa limousinité et ne devrait plus jamais le quitter.
1971. Melhau a 23 ans. Il revient au pays. Au mai prund dau país lemosin, à Roier, le village familial, où ses deux vieilles, la Jeanne et la Milie, semblent l'attendre (elles mourront toutes deux quelques années plus tard), comme pour « lui enseigner le Limousin ». le jeune homme fait valoir un petit vargier, tient quatre vaches. Il tient surtout l'envie de se poser, de se connaître mieux, « se trobar ». Et l'aventure Jan dau Melhau débute réellement ici, à ce moment-là.
Il se met à parler occitan, tout le temps, avec la famille, les voisins, ça lui vient naturellement. Il écrit très vite des poèmes, des chansons, pour s'amuser d'abord plus que pour dire ce qu'il a sur le cœur et au plus profond de lui. Il écrit comme il peut, de façon tout à fait phonétique, « patoisante » dit-on. Quelques temps plus tard, Alem Dostromon (peut-être le premier chanteur limousin de la novela cançon) lui enseigne la graphie occitane normalisée.
Melhau et ses amis courent tout le pays en quête de vieux airs, de vieilles chansons, de vieux mots. Ils ont souvent cette impression que c'est trop tard, que le vieux untel qui en savait tant était mort la veille, sans pouvoir transmettre son savoir. Cette sensation déjà que la civilisation limousine se perdait à grande vitesse. Remarquons que nous autres, occitanistes pratiquant le collectage, ressentons encore régulièrement cette frustration en 2012, lorsque l'on s'était promis d'aller enregistrer cette vieille dame, mémoire du canton et de sa langue, qu'on en a pas pris le temps, que l'affaire a traîné un an, deux ans, trois ans, et lorsqu'on se décide enfin d'y aller, les voisins nous apprennent son décès la semaine passée.
La différence, c'est que les années 1970 furent les années d'un merveilleux espoir de renaissance. La langue était encore bien là, partout dans nos campagnes. Les jeunes occitanistes limousins d'alors, qui se comptaient par paquets de douze et non pas sur les doigts d'une main comme aujourd'hui, la savaient certes menacée, la langue, mais elle ne pourrait finalement pas crever puisque tant de monde s'intéressait à elle, l'apprenait, la chantait, la défendait ! Aujourd'hui, pauvres de nous, où trouver l'espoir d'une renaissance de la langue ? La majorité d'entre nous, il nous faut bien l'avouer, manions et défendons la langue par plaisir personnel, individuel, mais sans plus oser croire qu'elle puisse renaître de ses cendres, qui s’amoncellent chaque jour un peu plus. « Mas lo fuòc nais pas de las cendres », nous dit justement Melhau (p.57).
Revenons à lui. Il découvre, dans ces années 1970, les grands auteurs limousins (qu'il publiera plus tard), Pau-Lois Granier le Creusois, Marcela Delpastre la Corrézienne. Au-delà des frontières limousines, Joan Bodon le Rouergat, Max Felipe Delavoet le Provençal. Les trobadors, bien sûr. Il se lie d'amitié avec quelques auteurs limousinants de son âge : Micheu Chapduelh, Jan Claudi Rolet... Bref, il connaît cette révélation dont il parle si bien, que tout occitaniste a connue (les Calandrons, que Melhau évoque d'ailleurs, n'auront pas à la vivre d'eux-mêmes, tout ça leur est offert dès l'enfance), cette bouleversante révélation que notre pauvre patois est en réalité une riche langue, au même titre que le français ou l'anglais, et que son histoire est foisonnante et belle, qu'il n'y a pas à la mépriser ou à en avoir honte. Cette révélation étourdit celui qui la vit. Elle ouvre en grand un champ des possibles vertigineux, elle vient mettre en branle toutes vos certitudes apprises à l'école jules-ferrienne, elle vous oblige à vous redéfinir complètement vous-même, à vous re-situer par rapport aux gens et à la société qui vous entourent. Cette révélation en effraie et en repousse certains, elle en séduit et entraîne d'autres, comme ce fut bien sur le cas pour Melhau.
Années 1980. Malgré tout le dynamisme occitaniste de la décennie passée, la langue recule inexorablement. Mitterrand arrive, promet des choses, beaucoup. Certains y croient, qu'il aidera à sauver notre langue, nos langues. Non, on a encore été roulé ! Papa État, maman République, leurs filles École et Télévision laissent dépérir la langue, ne lèvent pas le petit doigt pour elle. Heureusement pour lui, Jan dau Melhau n'a jamais cru en personne, « Ai pas jamai cregut en degun. Crese pas en Diu, quo es totparier pas per creire quau Mitterrand siaja ! » (p.45). Il s'épargne ainsi la bien douloureuse désillusion qu'ont connu nombre d'occitanistes, bretonnants, bascophones, locuteurs et militants oïliques divers...
Ça ne l'empêche pas de souffrir de la disparition de sa langue occitane.C'est très douloureux, Melhau en est très malheureux. Il est surtout désespéré de la passivité, du renoncement des Limousins à parler leur langue, au moins à s'y intéresser. D'ailleurs, y a-t-il encore un paysan, pardon un « gestionari de la filiera charn » comme les appelle Melhau (p.49) qui sait que cette langue fut la leur, celle de leur terre, de leur pays ? Combien s'en souviennent ? Bien peu. Combien s'en soucient ? Aucun, quasiment. Et Melhau leur en veut, à ces Limousins définitivement francisés, surtout à ceux de sa génération. Il leur prête une grande responsabilité dans l’accélération fulgurante du déclin de la langue. Je suis bien de son avis. Je l'ai un jour entendu, quand l'organisateur de son spectacle se satisfaisait de la vingtaine de sièges remplis ce soir-là, s'énerver : « Mais où sont-ils passés, ceux qui venaient par dizaines à nos concerts, nos spectacles, nos conférences il y a trente ans ? Où sont-ils ces milliers de Limousins qui s'intéressaient à leur langue, à leur culture, à leur pays en 1975 ? ». J'eus bien envie de lui répondre qu'ils étaient tous devant leur télé, mais c'eut été inutile, Melhau connaissait trop bien la terrible réponse à sa question.
La langue crève, depuis bien longtemps, avec elle le pays, sa civilisation, son âme, nous dit Melhau. Bientôt le Limousin ne sera plus qu'un petit point vert comme d'autres noyé au mitan d'un immense hypermarché. Depuis tant d'années (au moins depuis Mistral) qu'on vous le dit qu'elle se meurt, notre millénaire langue occitane, vous avez fini par ne plus y croire, qu'elle allait mourir. Nombre d'entre vous, tout de même, aujourd'hui, reconnaissez qu'elle s'éteint. Peu en font cas. Certains s'en réjouissent. Les quelques-uns qui aiment, malgré tout, leur langue qu'ils s'entêtent à nommer « patois », qui ne la parlent pas ou plus, se rassurent en se disant qu'il y aura bien toujours quelque hurluberlu-bobo-bio-fonctionnaire de la ville pour la parler à leur place, même s'il la parle tellement moins bien que la mamie ou le tonton, même si la langue a perdu toute sa saveur terrienne. Mais, vous prévient Melhau, un jour viendra, très prochain, que vous ne l'entendrez plus nulle part, cette langue, vous qui n'avez et ne faites aucun effort pour elle, qui vous rendez complice de non-assistance à langue et civilisation en danger, vous qui participez donc par votre inertie, votre fierté mal placée ou votre parisianisme à la mort quotidienne de ce trésor culturel. Vous vous direz un jour : « Mas qu'avem fach ? Qu'avem laissat far ? ». Mais ce sera trop tard, « sera 'qui, lo grand silenci de la mòrt dau Lemosin » (p. 57). Vous l'aurez bel et bien laissé crever, votre héritage, avec vos répliques favorites qui vous servent de fausses excuses « Le patois, ça change d'un village à l'autre. Ça, c'est l'occitan, c'est pas le vrai patois. Moi, le parler, ça va, mais pour le lire ! Oh moi je le comprends mais je le parle pas, je l'écorche (...) » (p. 53). Et surtout votre insupportable « A quoi ça sert de parler occitan ? ». Melhau vous répond : « AD ARES ! ». C'est bien pour ça qu'il faut la parler cette langue, qui ne se parle que par pur plaisir, sans avoir à y chercher une quelconque utilité économique, politique, sociale, comme on le fait de toute chose au quotidien.
Merci, Jan dau Melhau, pour ce texte court, franc, simple, direct, ce cri d'amour et de colère, que j'ai lu d'une traite, dans notre langue bien sur (la traduction française est placée en regard) , ce texte qui m'a secoué, passionné, remué les tripes et fait monter les larmes, qui m'a donné plus que jamais l'envie de parler ma langue, de défendre son honneur, donc le mien, donc celui des miens, vifs ou défunts.
Baptiste Chrétien
20/05/2012
Sergi Marot et Jan dau Melhau, Los d'a Roier, pochette de disque Ventadorn, 1978
(j'ai piqué l'image sur un site qui vend le disque pour... 95 euros !