Chiens de faïence : l’Institut d’Études Occitanes et Calandreta
Je suis membre, ici en Limousin, de deux associations qui ont pour raison d’être la promotion et la transmission de la langue occitane : l’Institut d’Études Occitanes (IEO) du Limousin (Institut d’Estudis Occitans dau Lemosin), section limousine de l’IEO et Calandreta Lemosina, association membre de la confédération Calandreta. La première possède une vocation essentiellement culturelle. La seconde a pour objectif principal, sinon exclusif[1], l’enseignement. L’IEO, présent à peu près partout sur le territoire occitanophone, gère des librairies, publie des livres et des disques, effectue des campagnes de collectage linguistique, ethnographique et musical, organise des expositions, des spectacles, des balades contées, etc. etc. Il assure aussi une activité d’enseignement, mais surtout à destination des adultes. Calandreta, dans le même espace, crée et gère des écoles bilingues (aujourd’hui 53 écoles et 2 collèges) laïques et gratuites appliquant la méthode d’apprentissage de la langue dite « immersive » et selon une pédagogie « active », se référant volontiers à Freinet. Ses activités culturelles – l’organisation de bals, de fêtes, de représentations théâtrales, etc. –, sont généralement centrées sur l’école et souvent émanent directement des activités pédagogiques.
En ceci, ces deux institutions sont très différentes et, peut-on affirmer, parfaitement complémentaires. Bien des éléments semblent du reste plaider en faveur de la complémentarité et de la coopération. Les deux associations ont en effet tant de choses en commun, outre évidemment la langue en partage (identifiée de la même façon comme langue occitane) : la structure associative, fédérale et confédérale, le souci d’être présent sur l’ensemble du territoire occitanophone, la collaboration entre bénévoles et professionnels. D’une certaine façon, leur histoire même est parallèle. L’IEO certes existe depuis beaucoup plus longtemps que Calandreta, puisqu’il a été fondé au sortir de la deuxième guerre mondiale, en 1945, mais de groupe élitiste d’intellectuels et d’universitaires voués principalement à la recherche, il s’est transformé au début des années 1980, suite à ce que beaucoup ont appelé une « révolution démocratique », en une structure associative ouverte à tous, multipliant ses activités. Du reste, quand, je lis les propos amers de Robert Lafont, qui fut l’un des principaux fondateurs de l’IEO et fit les frais avec d’autres de cette transformation radicale, j’ai la conviction qu’elle fut bénéfique (n’écrit-il pas en effet dans ses Vingt Lettres sur l’histoire à ces cons de Français et ces couillons d’occitans – p. 93 – « Le militant ignare et chevelu de base était promu homme de science » ?). Or les premières calandretas sont nées dans la période où se forgeait le nouvel IEO, et les deux mouvements ont été portés par des individus appartenant aux mêmes générations et partageant largement une même philosophie démocratique de l’action associative, ils prennent part ensemble aux grandes initiatives en faveur de la langue (manifestations, festivals, etc.).
Cependant, et c’est la raison de ce post, les deux structures, au niveau local de la vie réelle des associations, s’ignorent largement et même – il faut avoir le courage de le dire –, ne cessent de se porter réciproquement les critiques les plus acerbes. Cela est sans aucun doute renforcé par le fait que les individus qui sont à la fois membres de l’une et l’autre association, comme c’est mon cas, ne sont pas très nombreux. Je ne voudrais cependant pas trop généraliser, car mon expérience de ces dernières années se limite à Limoges et, pour ce qui est des autres villes où les deux associations sont présentes, je ne peux me fier qu’à ce que racontent les uns et les autres et d’abord qu’à ce que les uns racontent des autres. Sur ce terrain, on ne saurait d’ailleurs s’appuyer sur quoi que ce soit d’autre, puisque, justement, rien ou presque de ces incompréhensions, désaccords et doléances n’est public, publié, si ce n’est quelques brides de discussion à droite à gauche, en cherchant bien sur les forums, voire sur ce blog même. C’est justement cet écheveau embrouillé de racontars, d’allégations, de suspicions et de médisances qui m’intéresse ici, parce qu’il révèle, à mon sens, certes une véritable ignorance des activités, de l’état d’esprit et des discours des autres, ce qui est inquiétant et dont on pourrait à la fois se dire qu’il s’agit là essentiellement d’un problème d’information et de « communication » aisément remédiable, mais surtout – et beaucoup plus gravement – ces critiques réciproques témoignent d’un refus d’accorder à l’autre une pleine et entière légitimité et partant de s’intéresser vraiment, sérieusement et sans a priori, à ce qu’il fait. A la fois, toutes les critiques ne sont pas infondées et c’est la raison aussi pour laquelle il serait très important, pour tout le monde, qu’elles puissent justement s’exprimer publiquement.
Je ne ferai que résumer les propos entendus de part et d’autre, sans chercher à en dresser la liste exhaustive. J’insiste bien d’abord sur le fait que je n’évoque bien sûr pas ici les discours officiels, publics, des institutions, mais celui de certains membres – non tous donc, mais suffisamment pour qu’ils me paraissent représentatifs – disent de manière plus ou moins privée, entre amis et membres de la même association. Côté IEO, on met en cause la qualité de la langue parlée à l’école, l’intérêt des parents pour l’occitan, leurs connaissances en matière de culture et bien sûr de langue ; la preuve évidemment irréfutable étant leur absence massive lors des manifestations culturelles organisées par l’IEO. Côté Calandreta, lorsqu’on a entendu parler de l’IEO (car très fréquemment les parents qui inscrivent leurs enfants ignorent le nom précis de tout autre association occitaniste que Calandreta elle-même), on se plaint du manque de reconnaissance pour le travail de transmission effectué (Calandreta ne serait jamais citée quand il serait possible de le faire, ce qui n’est pas tout à fait faux…), du manque d’aide que l’IEO – pense-t-on – pourrait apporter. Mais, plus encore, on voit circuler à Calandreta une représentation plutôt négative de l’IEO, considéré comme une association fermée sur elle-même, trop tournée sur la langue (ce qui pour moi est évidemment un comble, sachant – qui plus est – que tous les membres ne sont pas des locuteurs), trop passéiste, trop éloignée des goûts et des intérêts culturels, d’ailleurs fort diversifiés, des associatifs de l’école immersive.
Toutes ces critiques croisées, surtout les plus fausses, méritent à mon avis la plus grande attention, non seulement si l’on veut y apporter des remèdes par une plus étroite collaboration (car il existe bien déjà des formes ponctuelles de collaboration y compris au niveau des personnels), mais aussi pour comprendre d’où vient ce discrédit et cette méconnaissance réciproques. Je me permettrai d’esquisser une hypothèse qui tient aux vocations et aux histoires respectives des deux structures. Là, pour le coup, je suis amené à me découvrir moi-même, et à ne pas me contenter de rapporter des « on-dit » sans me mouiller. Pour exprimer d’abord les choses de la manière un peu condensée et provocatrice, je dirai que L’IEO n’est pas au clair avec la question de la transmission de l’occitan, en particulier auprès des enfants, et que Calandreta est extrêmement ambiguë sur la question de la langue occitane, et d’autant plus que cette ambiguïté n’a pas non plus d’expression publique (et l’absence de toute réaction au papier récent que j’avais proposé sur la question en est l’une des nombreuses preuves). Si Calandreta s’est constituée, si elle a pris l’importance qu’on lui (re)connaît aujourd’hui dans l’occitanisme, c’est que les associations qui existaient au moment de sa formation, et l’IEO le premier, s’étaient montrées incapables de prendre en charge et en main la question de la transmission de la langue aux nouvelles générations, alors même qu’il n’existait à l’époque quasiment aucune structure au sein de l’école publique pour assurer de manière conséquente et efficace cette tâche (depuis il existe un bilinguisme public à parité horaire, mais tellement marginal, que Calandreta reste plus que jamais nécessaire). L’IEO, certes a beaucoup évolué sur ces questions, mettant au premier plan désormais, la question centrale de la transmission familiale, que l’on continue d’ailleurs à esquiver, me semble-t-il à Calandreta (cependant je n’ai pas encore vu l’ouvrage qui vient de paraître sur les Trente ans de l’association : Calandreta, 30 ans de creacion pedagogica). Mais, il n’en demeure pas moins que la plupart des membres de l’IEO, professionnels compris, ne transmettent pas la langue à leurs propres enfants et ne les inscrivent pas en Calandreta. Il y a vraiment, de côté-là, un grave problème, un renoncement à transmettre, de fait aux générations futures et la réduction finalement de l’activité à une approche foncièrement patrimoniale de la langue. Quant à Calandreta, son ambiguïté fondamentale est de mettre en avant, sans aucun doute portée par une forte demande, les bienfaits psychopédagogiques du bilinguisme précoce et de la pédagogie alternative, au détriment de la transmission d’une conscience linguistique occitane, alors même que cette priorité est inscrite dans le premier alinéa de la charte de la confédération (« L’objectif de Calandreta est de transmettre la langue et la culture occitanes aux enfants en assurant leur scolarisation en occitan dès l’école maternelle) ». C’est un secret de polichinelle, bien que l’on ne dispose à ce sujet, à ma connaissance, d’aucune étude vraiment sérieuse (voir cependant G. Belhing, « La transmission de la langue et de la culture occitanes », Lengas, n° 41, 1997 et H. Boyer, « Regards sur la situation sociolinguistique de l’espace occitan », Plurilinguismes, n° 17, 1999) : seule une petite minorité de parents inscrivent leurs enfants à Calandreta pour l’occitan, c’est-à-dire parce qu’ils se reconnaîtraient dans l’objectif premier énoncé par la charte. Et pourtant, c’est sur ce secret de polichinelle que repose aujourd’hui l’édifice Calandreta : pour beaucoup de parents, il semblerait presque que l’occitan soit le prix à payer pour les petits effectifs, une pédagogie sympa, respectueuse de l’enfant, qui stimule la créativité du bambin et le prépare à l’apprentissage des autres langues, les langues « sérieuses ». Je comprends très bien que les équipes pédagogiques ne puissent avoir d’autre solution que de « faire avec » cette donnée tacite, mais il ne faut pas s’imaginer que les enfants ne l’ont pas eux-mêmes entièrement intégrée, et l’on ne doit donc pas s’étonner s’ils retournent au français dès qu’ils le peuvent. Calandreta aurait sans nul doute tout intérêt à ouvrir un débat public à ce sujet.
Bref, à mes yeux, le préalable à tout rapprochement fructueux entre IEO et Calandreta suppose que chacune des associations fasse un plus grand effort de clairvoyance sur sa propre histoire, sa propre raison d’être, ses propres vocations et ses propres contradictions. C’est, je le reconnais, beaucoup demander…
Une dernière chose. Si j’ai rédigé ce billet en français, alors qu’il est de toute évidence destiné au « mitan » occitaniste (et même si je sais que ses ennemis en feront évidemment des gorges chaudes), c’est parce que justement, l’énorme majorité des acteurs bénévoles de Calandreta sont coupés, de fait, de la langue qu’ils font apprendre à leurs enfants, et ne participeraient donc pas (j’en ai déjà fait l’expérience que j'ai dite) à une discussion qui se déroulerait en òc. Cette simple constatation, évidemment, est pour moi une source de grande perplexité et de profonde inquiétude.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] L'association locale Calandreta lemosina a ajouté à ses statuts, à la fin de l'année 2010, la mention d'association culturelle, comme beaucoup d'autres Calandretas l'ont fait ou sont amenées à le faire, à la demande de la Confédération.
Sur le fond, j'adhère à l'analyse faite sur les deux associations. Et l'analyse pourrait aussi se porter sur la totalité des acteurs de l'occitanisme en Limousin. Il y a l'IEO et Calandreta mais aussi le Félibrige avec notamment la Maison de Pais de Sent Auvent (qui travaille avec l'IEO) et la revue Lemouzi, Arri !!, le centre Trobar, le CREO Lemosin. Pour ce qui est de la musique le CRR de Limoges, section musique traditionnelle, le CRMT Limousin. Le volet politique connait deux structures : le Partit Occitan et Gardarem la Terra. Les incompréhension sont nombreuses et peuvent conduire à des conflits larvés. Faudrait-il pour aboutir à un rapprochement fructueux, des états-généraux de l'occitanisme en Limousin, comme une thérapie collective et une mise au clair de ce qu'on est de ce qu'on veut vraiment, de ce qu'on peut faire ensemble (ou pas), ...
Je voudrais revenir sur deux points essentiels de ton analyse : l'usage et l'enseignement de la langue. Un des problèmes principaux, et pour lequel chaque occitaniste devrait réfléchir (ce n'est pas directement lié aux structures, c'est quelque-chose de personnel), c'est bien l'usage de la langue. Pourquoi nous, occitanistes limousins, nous ne parlons pas l'occitan quand bien même c'est notre langue maternelle ? La langue occitane devrait être l'unique langue de communication entre locuteurs militants. A chacun de réfléchir à pourquoi il défend la langue occitane et comment il s'en sert.
On rejoint ici un point crucial de la situation de l'occitan en Limousin : la quasi inexistence de son enseignement. Une calandreta, un collège public qui propose l'option, un lycée privé qui fait de même. C'est tout ce que je connais. Moins que pour le seul département de la Dordogne. Une académie hors-la-loi qui n'a toujours pas réuni le conseil pour la langue régionale, prévu dans la loi depuis 10 ans. Il y a là un enjeu majeur, qui devrait tous nous rassembler : faire appliquer la loi, mobiliser les limousins pour obtenir plus d'enseignement. Je ne jette la pierre à personne en particulier, je la jette a tout le monde, moi y compris. Si nous ne sommes pas capable de nous mobiliser dans les années à venir autour de cet enjeu, il faudra se poser une question plus que délicate : les occitanistes limousins souhaitent-ils voir la langue occitane vivre ?
Bon, j'arrête là, je sens que j'ai jeté de l'huile sur le feu. J'espère malgré tout, qu'il y aura des réactions à ce message comme à l'article, qu'on puisse essayer d'avancer.