Le Quattro volte, échos calabrais et langues philosophiques
Le Quattro volte, échos calabrais et langues philosophiques
Una capra
che fa molto latte
è conosciuta
in tutto il vicinato.
Questa la ricchezza
che ci fa campare.
Il resto no,
che vuoi che t'importi.
Pochi sanno
i beni della terra
come quelli che vivono
in collina,
dov'è tempo
di alzarsi presto,
chiamarsi le capre, e partire.
Franco Costabile, Il resto no, La Rosa nel bicchiere
Je voudrais aujourd’hui, dans ce blog dédié aux langues minorées, évoquer un film sans dialogues, un film quasiment sans paroles.
Pourtant je ne crois pas être hors sujet, ou du moins pas complètement. Je m’explique. Les Quatro volte, les quatre fois, est un film tourné en Calabre, en deux villages perchés sur la crinière de hautes collines et dans leurs alentours boisés et sauvages. On y voit d’abord, durant quelques minutes, une magnifique charbonnière, comme on n’en fait plus je crois aujourd’hui en Italie qu’en cette région, du moins dans le but d’une véritable exploitation commerciale. Les enfants et petits enfants des charbonniers en construisent en effet encore ici ou là, en Toscane, dans le Vercors, en Grésigne, pour maintenir ce savoir-faire et par fascination pour ce long et complexe processus de métamorphose du bois en charbon. Dans Le quattro volte, on entend les coups sourds du plat de la pelle résonner d’une incroyable vibration, qui indique l’achèvement de la cuisson. Puis on suit un vieux berger qui vit au bord du village et mène paître ses chèvres. Le paysage est filmé magnifiquement, en plans très larges, où s’agitent dans un coin de petites figures humaines ou animales, parfois à peine visibles. Mais la caméra suit le berger, s’attarde sur son visage, fatigué. Il tousse, marche péniblement. On le voit échanger une bouteille de lait contre une pincée de poussière de l’église du village que lui prépare la bonne du curé, accomplissant le rite qui la rend efficace contre le mal. Le soir, avant de se coucher, il dilue la poussière dans un verre d’eau. C’est son seul remède. Le jour de Pâques, alors que les villageois sont mobilisés par la représentation de la passion du Christ (des figures de romains de péplums, tout de rouge vêtus, passent devant l’enclos des chèvres, Véronique tend son voile où la face du christ est déjà peinte… mais tout cela se devine de loin, la caméra a pris sa distance et balaie lentement le paysage où se presse la procession jusqu’au lointain, très lontain Golgotha), le berger meurt dans son lit et ses chèvres, libérées de leur enclos, suite à une péripétie que je ne raconterai pas, envahissent sa maison, montent sur son balcon, sur sa table de cuisine, se pressent dans sa chambre…
Il se passe alors quelque chose d’inouï : la caméra entreprend de filmer les chèvres elles-mêmes comme elle l’avait fait du berger ; les chèvres deviennent le centre de l’attention, du regard, un chevreau naît devant nos yeux, paquet gluant qui tombe de la matrice sur le sol nu… Ce sera ensuite le tour d’un arbre où le jeune chevreau perdu s’est endormi, un très haut sapin sur la montagne, vibrant dans la lumière des saisons, un arbre que les villageois vont couper et transformer en un immense mât de cocagne porté et hissé à force d’homme selon une technique ancestrale. La fête finie, le bois débité ira servir à la fois de pièce de construction et de combustible pour la charbonnière aperçue au début et que l’on voit maintenant s’édifier et chauffer comme un volcan miniature, jusqu’à l’accomplissement de la métamorphose du bois en minéral. Ce sont les quatre fois…
Les quatre fois, ce sont les quatre règnes qui constituent l’homme selon des paroles que le réalisateur attribue à Pythagore, cité dans la bande-annonce du film : « Nous avons en nous quatre vies qui s’emboîtent les unes dans les autres. L’homme est un minéral car son squelette est constitué de sels ; l’homme est aussi un végétal, car son sang est comme la sève des plantes ; il est un animal, car il est mobile et possède une connaissance du monde extérieur. Enfin, l’homme est humain car il a volonté et raison. Nous devons donc nous connaître quatre fois. » Le film a suivi le chemin inverse, le chemin du retour de l’humain vers le minéral. Le propos du réalisateur, Michelangelo Frammartino, est donc philosophique et il est allé chercher son inspiration dans ce qu’il croit être la philosophie de la Magna Grecia, Pythagore ayant vécu et fondé son école à Crotone en Calabre. En réalité, au terme d’une petite enquête, ne retrouvant nullement dans cette citation la traditionnelle théorie pythagoricienne de la métempsychose, je me suis aperçu que la source du réalisateur – ce dont aucun critique à ma connaissance ne s’est avisé – est une interprétation rosicrucienne du philosophe produite par un auteur belge (Jean Mallinger), publiée à une heure assez sombre de l’histoire du XXe siècle[1]. Peut-être le réalisateur aurait-il été mieux inspiré de citer deux autres grands calabrais qui disent des choses similaires : Telesio, le philosophe de Cosenza, qui a proposé au XVIe siècle une philosophie de la nature très hétérodoxe où les quatre règnes sont considérés dans leur continuité graduelle et unis par le même principe de chaleur, qui est aussi sensibilité[2], et Campanella, le moine rebelle de Stilo, qui revendiqua une génération plus tard Telesio pour maître. Au fond, peu importe. Le fragment du penseur occultiste belge, qui revendiquait son pythagorisme, est ici détourné dans un sens, m’a-t-il semblé (mais il se peut, après tout, que je me trompe), beaucoup plus terre-à-terre, disons, pour faire philosophe, immanentiste et sensualiste ; du moins est-ce ainsi que je l’ai compris, que je me le suis approprié.
Toute cette culture philosophique, en tout cas, passe par des langues, des langues nobles, des langues de l’écrit : les éléments de philosophie de Pythagore nous sont parvenus en grec ; Telesio et Campanella ont composé leur philosophie en latin ; Campanella a aussi écrit de géniales poésies philosophiques et certaines de ses œuvres dans un italien littéraire où les flexions méridionales sont assez nombreuses ; Frammartino a lu Mallinger traduit du français en italien… Les villages où le film a été tourné, Caulonia et Alessandria del Carretto, sont eux évidemment tout bruissants de « dialetti » calabrais (pour être un peu plus précis, une variété de lucanien pour Alessandria del Carretto et de calabrais pour Caulonia, les deux villages étant éloignés de plus de 300 km), la langue qui sans nul doute a nourri le sensualisme de Telesio et de Campanella, mais qui est restée hors livre, hors écrit, sur leurs lèvres seules. Elle n’est d’ailleurs pas ici hors film ; on l’y entend, pour peu qu’on tende l’oreille. En effet, même privé de dialogues, ce film n’est nullement muet. Car, contrairement à ce qu’on lit sous la plume des critiques, atteints de surdité, la voix humaine y est bien présente, le plus souvent lointaine, étouffée, mais elle est bien là. Le règne humain ici, sans nul doute, parle calabrais.
C’est à ce point que je risquerai une petite réflexion sur cette langue en sourdine. Je ne conteste pas du tout le choix du réalisateur, qui consiste à écarter la parole humaine ou du moins de la tenir à distance, afin de se focaliser sur ce que l’homme partage, en lui, avec les trois autres règnes. Je pense au contraire que c’est là un choix opportun, qui prépare le spectateur à basculer avec le film dans cette part non langagière de lui-même. Mais je voudrai seulement remarquer que tout ce qui fait l’étoffe du film et ces éléments que j’ai décrit partiellement ; le travail des derniers charbonniers, l’activité pastorale, la magie et la dévotion populaires, la fête de l’arbre, ce rituel païen de la Pita reconduit chaque année à Caulonia, tout cela est indissolublement lié en cette terre, au « dialetto » calabrais. Je ne dis pas que cette langue est « par essence » celle du mode de vie montré dans le film, de cette civilisation forestière et pastorale, mais simplement qu’elle en fait pleinement partie ; elle lui est immanente. Je veux dire que dans ce que le réalisateur montre de ce monde là, en y adhérant avec la précision de documentariste (le film faut-il le dire, est une fiction, et c’est à ce titre qu’il associe et confond des lieux différents), et dans ce qu’il montre surtout par ce monde là, c’est-à-dire sa philosophie des « quatre fois », sa pensée des quatre règnes, la langue – je l’ai dit tout au plus un écho lointain, mais qui connaît la Calabre l’entend à chaque image ou presque –, joue un rôle clé, comme langue de ce monde là, langue humble d’un monde rural où l’enchevêtrement et la concaténation des quatre règnes sont encore visibles et audibles. Ce film aurait pu être tourné dans un monde d’échos occitans (j’ai bien sûr pensé à Depardon au Pont de Montvert pour la figure humaine filmée dans ses silences), dans un monde de murmures gaéliques ou sardes, mais beaucoup plus difficilement (je n’affirme bien sûr pas qu’une telle chose est apriori impossible) en un univers français, anglais ou italien. Pourquoi ? Parce que ces langues sont désormais associées à la vie urbaine, aux livres, aux journaux, aux télévisions, à tout cet affairement, cette précipitation, ce bavardage incessant qui font écran, empêchent de nous retourner sur la consubstantialité en l’homme de l’animal, du végétal et du minéral. C’est au contraire ce que nous poussent à penser les langues reléguées, les langues pastorales, celles que l’on n’entend plus que de la bouche des hommes qui vaquent à des occupations humbles et méprisés en constante relation avec les trois règnes non-humains en l’homme. C’est pourquoi, avec ces langues, ce sont des modes de vision du monde et des possibilités de penser, d’élaborer certaines formes d’appréhension du réel, qui disparaissent, et pas seulement des mots et des phrases traductibles en n’importe qu’elle autre langue.
Je donne sans doute ici l’impression de me résigner à la situation diglossique et même de l’exalter, comme tant d’autres l’ont fait, retournant le négatif en positif et le mépris en gloire. En réalité je ne fais rien d’autre que de constater qu’en régime diglossique, la langue subalterne et menacée porte avec elle des formes de culture que la langue noble refuse et qu’elle n’est pas capable de prendre en charge, et encore moins lorsqu’elle a eu la peau de la pouilleuse, parce que de ces formes culturelles, elle ne veut pas, car c’était en fait justement elles qu’il s’agissait de supprimer en même temps que l’obscur patois et l’ignorant « dialecte ». Je ne fais que constater l’immense pauvreté et l’infinie solitude du régime monoglossique. Pour que les mots de l’hermétiste belge puissent recevoir cette interprétation sensualiste, voire matérialiste, Frammartino, j’en suis sûr, est passé par le calabrais.
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Jean Mallinger, Pythagore et les Mystères, Paris, Niclaus, 1944.
[2] « C’est la même substance qui en l’homme sent et raisonne ; la substance qui raisonne, n’est en fait pas différente de celle qui sent », De rerum natura, VII, 16.