Cendrillon en Catalogne
Cendrillon en Catalogne
Séjourner en Catalogne et surtout s’arrêter à Barcelone, pour un occitanophone et – j’imagine – plus encore pour un catalanophone français, est toujours une expérience étrange, qui l’arrache brutalement à la situation d’extrême diglossie qui est la sienne de l’autre côté des Pyrénées. Voilà qu’il se trouve tout à coup plongé dans une réalité où, sinon sa langue, du moins sa cousine germaine (car personne ne peu nier le haut degré d’intercompréhension qui lie l'occitan au catalan) est langue officielle, langue de médias, langue de transmission scolaire et universitaire, langue de culture reconnue et surtout langue valorisée comme telle, avec une fierté affichée par ses locuteurs.
On comprend la surprise, le trouble, et même le malaise du Français parlant occitan qui, chez lui, a dû intégrer, volens nolens, la censure et la minoration les plus violentes qui soient de son propre idiome (c'est évidemment la même chose, ou à peu près, pour les autres « patois » de France). Il voit d'abord que le mot de « catalan » est dit et écrit partout dans celtte ville, alors que par contre, chez lui, le nom et la réalité mêmes de sa langue sont refusés par nombre de ses concitoyens et des locuteurs eux-mêmes (il n’y a qu’à parcourir les commentaires de ce blog pour s’en convaincre). A cet idiome mal connu et reconnu, on n’accorde, tout au plus, comme « langue régionale » non autrement spécifiée, que statut d’antiquité patrimoniale (voir art. 75-1 de la Constitution), celui de « langue vivante » lui étant désormais, de fait, refusé par l'instruction publique. En Catalogne, au contraire, on parle haut et fort de « llengua pròpia », de « langue propre », concept juridico-politique (car avec lui on est au plus loin de la linguistique), qui fait du catalan « la » langue naturellement attachée au territoire gouverné par la Generalitat (et par l’État central espagnol, bien sûr), et l'institue comme langue première et préférentielle. Ce concept, qui naturalise la langue, est éminemment discutable à mon sens, mais il a le mérite de traduire une volonté politique sans ambiguïté de tutelle et de promotion de la langue. Le statut de « langue préférentielle » est-il contesté par le gouvernement central de Madrid ? C’est un million de personnes (oui un million ! chiffre tellement énorme, peut-être un peu gonflé, qu'il est ramené par à 50 000 par les adversaires effrayés) qui sortent dans la rue, comme cela s’est passé le 10 juillet 2010, même si aucun média français n'en a dit le moindre mot. Nous étions vingt mille (maximum) le 24 octobre 2009 à Carcassonne pour la langue occitane. La comparaison est cruelle, mais significative…
On comprend ainsi le complexe du petit occitaniste à Barcelone, qui se transforme parfois en ressentiment. Ainsi certains, qui se reconnaîtront, dénoncent-ils le soi-disant dogmatisme et autoritarisme linguistique des Catalans. Moi je reconnais surtout dans ces contempteurs le renard de la fable : « Ces raisins sont trop verts, et bons pour des goujats ». Les francophones hostiles à leurs langues régionales, ou – comme j’ai pu le noter – pas mal d’Italiens aussi (la palme à Giustina Terenzi de Controradio à Florence) – sont furieux, choqués, outrés par cette outrecuidance linguistique, crient au communautarisme, voire, carrément (souvent entendu dans les milieux universitaires jacobins) au « fascisme », quand, équipés d’un castillan hésitant et si durement acquis, ils se trouvent frustrés de ne pas tout saisir tout de suite dans une conversation en catalan.
Tout le monde connaît l’anecdote, avancée comme preuve irréfutable de l’étroitesse d’esprit et de l’intolérance des catalans, de la question posée par un touriste en castillan, à laquelle le garçon de café ou le commerçant barcelonais répond ostensiblement dans son « patois » incompréhensible. Pour ma part, je n’ai jamais été témoin de telles scènes ni de rien qui y ressemble. Par contre je constate la présence massive, très largement dominante du castillan et aussi, de plus en plus, dans les zones touristiques, de l’anglais. Car c’est bien là le paradoxe du catalan à Barcelone : langue officielle, langue visible, langue lisible partout, il reste, sans aucun doute, dans les usages, une langue minoritaire.
L’une des nombreuses raisons est sans doute la forte présence d’une immigration d’Amérique du Sud, de populations qui parlent donc des variétés de castillan à leur arrivée (et certainement aussi certaines langues amérindiennes, dont quelques échos résonnent sans doute au fond de la grande métropole cosmopolite, où s'est tenu, en novembre 2009 le cinquième forum des langues amérindiennes). Un ami catalan et catalanophone (la distinction s’impose bien sûr) m’a parlé de cette nécessité de sauter sans cesse d’une langue à l’autre, ne serait-ce que pour se faire comprendre, mais aussi pour des considérations que je qualifirai d’éthique sociale : s’adresser en catalan à un immigré hisponophone peut en effet être justement ressenti comme une forme de domination symbolique insupportable. Des programmes d’acquisition du catalan sont mis en place par la Generalitat de Catalunya à destination des nouveaux arrivants mais, semble-t-il (sur ce point je me fais l’écho de propos que je n’ai pas pu contrôler), avec des succès très relatifs. Cela montre combien, même dans une situation de prise en charge institutionnelle maximale, assistée d’une forte motivation populaire, il est difficile pour une « petite » langue (parlée par plusieurs millions de locuteurs, tout de même) de se maintenir face au castillan et à l’anglais (qui de fait, devient la première langue du tourisme). Tout cela montre aussi que l’image de la Catalogne où règnerait la dictature du catalan est un pur fantasme, que les jacobins français et les nationalistes espagnols, on le comprend, ont de forts intérêts à colporter.
Il n’en demeure pas moins que ce que voit et entend le petit occitaniste en goguette à Barcelone est tout simplement extraordinaire, inouï, inimaginable dans sa douce patrie. En fait, s’il ne boude pas son plaisir, il est un peu Cendrillon le soir du bal. Il se pince pour être bien sûr de ne pas. rêver. Il voit des mots de sa langue écrits partout (et évidemment, la ressemblance de la graphie occitane dite classique et de la graphie catalane révèle une proximité bien plus profonde entre les deux langues), il peut lire des journaux entièrement en catalan, il peut entendre des enfants parler la langue dans la rue, il peut aussi l’écouter à longueur de journée sur certaine stations de radio et sur certaines chaînes de télévision, il peut la retrouver au cinéma et au théâtre, etc. etc.
Durant ma dernière et très courte visite à Barcelone, j’ai pu aller au TNC, le grand Teatre Nacional de Catalunya. J’y ai vu en matinée une pièce du répertoire, Misteri de dolor, d’Adrià Gual, un dramaturge (mais aussi un cinéaste, peintre, etc.) du début du siècle dernier, l’un des principaux auteurs de ce qu’il est convenu d’appeler le courant moderniste. C’est un drame amoureux, qui met aux prises une femme remariée (Mariagna), son nouvel époux, plus jeune qu’elle (Silvestre), et sa fille de vingt-deux ans (Mariagneta). L'histoire se passe dans un village, mais nous sommes aux plus loin des scénettes folklorisantes ou de la comédie paysanne, aux antipodes aussi du boulevard ; le souci de réalisme est évident, celui aussi d’échapper à tout moralisme… La représentation était excellente à tous points de vue (texte, mise en scène, acteurs…), la salle comble et enthousiaste. Au moment du baiser fatal échangé entre la jeune fille et son beau père, un long et profond murmure désapprobateur et résigné à la fois a traversé le public.
En sortant du spectacle, j’étais comblé, mais aussi assez amer, bien sûr. La fée des chemins de fer, quelques heures après, allait changer le carrosse du Teatre Nacional de Catalunha en citrouille limousine (il est vrai que nous en avons de belles !). Et pourtant, nous aussi nous disposons d’un répertoire dramatique qui, certes, s’est constitué plus difficilement et, pour ce qui est du XXe siècle, plus tardivement qu’en Catalogne. Du reste, il est évident que la renaissance catalane de la fin du XIXe siècle a joué un rôle de modèle, d’ailleurs peu étudié, pour la littérature occitane du siècle suivant . Toujours est-il que nous avons un répertoire, ou plutôt nous l’aurions, s’il était mis en scène. Même les magnifiques pièce de Max Rouquette sont invisibles ; la Medelha, chef d’œuvre incontestable, n’a jamais été montée par exemple dans sa langue originale, mais seulement dans sa traduction en français. Du coup, mis à part Claude Alranq, la compagnie du Teatre de la Rampa, et quelques autres troupes, nous n’avons pas, ou pratiquement plus de théâtre, pratiquement plus, non plus d’auteurs dramatiques. Pourquoi en effet écrire des pièces qui ne seront jamais montées ?
La visite à Barcelone conduit ainsi à des comparaisons déprimantes, en même temps qu’elle ne peut que conforter notre engagement dans la pratique et la transmission de l’occitan.
Enfin, dernière chose, à l’attention de nos amis occitanistes qui répugnent au modèle catalan, et à l’intention aussi de tous les ennemis des langues minorées de France : la Generalitat a récemment reconnu, cette année même, l’occitan du Val d’Aran comme langue officielle de Catalogne. Une réception officielle a même été organisée à Paris, à l’office de la Generalitat, où j’étais convié avec d’autres militants occitanistes. Je n’y suis pas allé, car la vie est courte et les mondanités fastidieuses. Mais comment ne pas se sentir flatté, quand on est par ailleurs, chez soi, considéré au mieux comme un sympathique hurluberlu, au pire comme un chien crevé ?
Jean-Pierre Cavaillé
Teatre Nacional de Catalunya