Michel Charasse vole au secours des langues régionales
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... ou comment dit-on "se faire avoir" en auvergnat ?
Les langues régionales ont trouvé un nouveau défenseur, un militant inconditionnel prêt à tout pour que ces langues soient enfin reconnues par l’État français. Il se nomme... Michel Charasse et occupe le siège éminent de sénateur du Puy-de-Dôme (PS). On sait qu’hier encore il jetait sur elles tous les anathèmes du jacobinisme le plus zélé, s’emportant au sénat contre la terrible menace de leur citation dans la constitution française, au titre pourtant purement symbolique du « patrimoine ». On peut relire son intervention au sénat, lors de ce qui restera comme l’appel du 18 juin (2008)[1], qui aurait sauvé la France de l’occupation des patois, sans le vote subséquent de tous ces députés gagnés à la cause de tous ces ennemis de l’intérieur. Il n’avait pourtant hésité ce jour là devant aucune infamie, aucune pitrerie, allant jusqu’à exiger la reconnaissance dans la constitution de la « potée auvergnate » (voir sur ce blog Langues « régionales » : le sursaut républicain !) au même titre patrimonial que les patois. Que s’est-il donc passé pour que le persécuteur d’hier devienne l’apôtre d’aujourd’hui ? Est-il tombé de cheval, comme saint Paul, sur le chemin de Damas ? A-t-il fait une chute de bicyclette sur la route de Clermont-Ferrand ?
L’Auvergnat contre l’occitan
Si vous prenez la peine de lire la question adressée au premier ministre du 6 août dernier (toujours en attente de réponse) et surtout le petit article complice que lui a consacré l’Express le 2 octobre dernier, la rigolade risque de tourner court, ou du moins trouverez-vous de bonnes raisons de rire jaune, et quand on dit jaune, les cornes ne sont pas loin...
Lisons :
« Monsieur Michel Charasse signale à M. le Premier ministre les vives inquiétudes qui se manifestent actuellement au sud de la Loire en ce qui concerne les privilèges exorbitants reconnus à l'occitan que beaucoup ne connaissent ni ne parlent tandis que des langues très employées et encore très vivantes, parlées dans les régions de Nice, du Béarn, de la Gascogne, de l'Auvergne, du Limousin et de la Provence, continuent d'être ignorées par les pouvoirs publics qui tentent d'imposer par la force l'occitan qui, pour la plupart des amateurs et des connaisseurs des langues locales, est une pure création intellectuelle parfois accompagnée d'arrière-pensées politiques. Les personnes originaires des régions précitées où se parlent encore des langues bien vivantes et très appréciées, comme les langues bretonne, alsacienne, basque, catalane, picarde ou corse... ne demandent rien d'autre que d'être reconnues avec le même statut. Il lui rappelle en outre que trois langues pratiquées en France sur les huit parlées par les Croisés puis ensuite au sein de l'Ordre de Malte, sont le français, l'auvergnat et le provençal et qu'il n'y a pas d'occitan dans la liste. Il lui demande donc de bien vouloir lui faire connaître quelles mesures il compte prendre pour faire cesser l'injuste traitement discriminatoire établi entre langues locales reconnues ou non reconnues et pour mettre un terme aux pressions visant à imposer contre toute Histoire et toutes traditions populaires l'occitan inconnu à la place d'autres langues encore couramment parlées. »
La question, on le voit, est en fait entièrement dirigée contre « l’occitan », considéré comme une « pure création intellectuelle », n’ayant rien à voir avec les langues « véritablement parlées », distinctes les unes des autres, qui, on le notera, n’ont pas de nom mais sont mentionnées par les zones où elles sont sensées être en usage : Nice, Béarn, Gascogne (je note au passage qu’il y aurait donc là deux langues distinctes, le béarnais et le gascon…), Auvergne, Limousin et Provence. On constate évidemment la disparition du languedocien, mais c’est que celui-ci est justement incriminé comme base de l’occitan artificiel, « inconnu » et néanmoins impérialiste, à travers la complicité des «pouvoirs publics».
On explique (une fois encore)
On ne va pas ici, une fois de plus, s’appesantir sur la faiblesse et surtout sur la mauvaise foi de ce raisonnement, sinon pour rappeler que dans toutes les revendications en faveur de la langue occitane, les dialectes qui constituent celle-ci sont mentionnés : l’auvergnat, le gascon, le languedocien, le limousin, le provençal et le vivaro-alpin. Pour l’immense majorité des occitanistes (je mets donc de côté ceux qui prétendent à la constitution d’un standard unificateur, fort minoritaires et auxquels en effet on peut reprocher un artefact sur base languedocienne), l’occitan n’existe pas en dehors de ces dialectes, il n’est pas plus, ni autre chose, que cet ensemble de parlers qui partagent un ensemble de traits structurels communs et pour lequel il est possible d’adopter une graphie commune. Mais tout le monde peut et doit comprendre que l’adoption d’un code graphique commun, adaptable aux particularités dialectales, n’est évidemment pas l’imposition d’une langue, d’un standard unique et « totalitaire » (un gros mot qui ne cesse de revenir dans les discours des anti-occitans). Autrement dit, il n’y a aucune espèce de discrimination entre les « langues » nommées ci-dessus et l’occitan; puisque l’occitan n’est rien d’autres que ces « langues » là; c’est bien, par exemple, le limousin et non le languedocien qui est enseigné comme occitan limousin à Limoges. La notion de discrimination ici n’a aucun sens. Ce n’est donc pas pour autre chose que pour ces mêmes « langues » que nous manifesterons à Carcassonne le 24 octobre.
Tout le conflit objectif (je mets de côté les aspects idéologiques, qui de part et d’autre tiennent très souvent du fantasme) porte en réalité sur la graphie, question importante certes (et nous sommes nombreux à penser que la graphie commune, dite « classique » a encore des progrès à faire pour une meilleure adaptation notamment au limousin et à l’auvergnat) mais tout à fait secondaire (il existe aussi une graphie mistralienne, reconnue dans l’enseignement et auprès des occitanistes, et les graphies alternatives ne sont certes pas vouées au pilori) et sur la dénomination « langue » ou « dialecte » qui, j’ose le dire, est elle aussi loin d’être fondamentale, car ce qui est primordial est de reconnaître que nous parlons la même chose et de la même chose – car le drame est bien qu’un auvergnat occitaniste et un auvergnat anti-occitaniste parlent la même langue – et que nous sommes a priori d’accord pour faire tout ce qui est en notre pouvoir pour assurer un futur à ces idiomes (je prends à dessein un terme insatisfaisant mais hors conflit) dont la pratique nous apportent et importent tant.
Je sais que ce constat de l’identité du référent (c’est bien la même langue que parle un provençal sécessionniste et un provençal occitaniste), est généralement nié par les sécessionnistes (je désigne par là, sans porter le moindre jugement, ceux qui affirment que leur parler est une langue à part entière et refusent l’idée de langue occitane), qui invariablement invoque la graphie, mais l’argument est absolument fallacieux et insoutenable : même s’il était graphié à l’aide des idéogrammes chinois, le français, comme langue parlée, resterait le même ! En tout cas, il faut qu’ils sachent, même s’ils refusent de l’admettre, que l’immense majorité des occitanistes est infiniment plus proche de leur position de sauvegarde et de promotion de la langue parlée que des quelques fabricateurs de langues unique standardisée (type Pannocitan). Le fait qu’ils choisissent de s’allier, contre les occitanistes, avec le pire ennemi de nos langues qui se puisse trouver est une chose en vérité consternante et pitoyable, étrangère à toute forme de bon sens : voilà à quoi conduit la dynamique des oppositions factices quand on les laisse s’enkyster et se réifier, au lieu de travailler à les dissoudre par une démarche réflexive et dialectique.
Les croisés à la rescousse des jacobins
Dans l’argumentaire de Charasse, que je fais semblant de prendre au sérieux, même s’il ne l’est pas du tout (on verra qu’il est un pur instrument en fait contre les langues régionales, toutes, et quels noms qu’on leur donne), les détails amusants ne manquent pas.
Ce texte bref présente surtout une grossière contradiction, puisqu’il réclame le même statut pour l’auvergnat, le limousin, etc. que pour le breton, le basque, le catalan ou le corse : or, il s’agit justement, là aussi, exactement comme pour l’occitan, de langues recouvrant un ensemble dialectal ; ce sont donc des sécessionnistes locaux qu’il devrait en bonne logique invoquer, et non des langues qui intègrent une pluralité de formes dialectales et sont ainsi, sur le plan linguistique, dans la même situation que l’occitan, justement. L’unique différence est qu’en effet, ces langues ont acquise une légitimité historique que l’occitan n’est encore pas parvenu à obtenir ou du moins qui reste dans son cas contestée. On ne peut ici en énumérer les raisons ; cela pourrait et devrait faire l’objet d’une grosse thèse de socio-linguistique et d’histoire, mais l’étendue géographique de l’aire occitanophone et la terreur sécessionniste (cette fois politique et non linguistique) qu’elle suscite, n’y sont certes pas pour rien, outre de multiples considérations historiques, que l’on ne peut ici développer.
A ce sujet, Charasse invoque, après bien d’autres, l’existence des « langues » de l’ordre de Malte, parmi lesquelles figurent le français, l’auvergnat et le provençal, et non certes l’occitan… Or chacun sait, ou peut aller constater dans les livres d’histoire et les encyclopédies, que ces « langues » n’en étaient pas au sens où nous l’entendons, mais des divisions administratives (on parlait aussi de « provinces »), établies progressivement par l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. La langue d’Auvergne regroupait par exemple un bon tiers du royaume allant d’Angoulême à Chambéry et de Besançon à Montélimar et couvrait donc un ensemble qui n’avait pas de réelle unité linguistique (Auvergne, Franche-Comté, Dauphiné, Bresse, Savoie, Lyonnais, Beaujolais, Forez, Vivarais, Nivernais, Limousin, Bourbonnais, Berry, Angoumois, Marche, Mâconnais). D’ailleurs même les rares partisans de l’existence d’une aire linguistique médioromane (voir infra) sont obligés de parler d’une ensemble linguistique pluriel. Il en allait du reste de même des quatre autres « langues », créées à Chypre en 1301 (d’Italie, d’Aragon, d’Angleterre et d’Allemagne) : la « langue » d’Allemagne par exemple intégrait aussi les slaves, et l’Aragon embrassait l’ensemble de la péninsule ibérique (ce n’est qu’en 1492, que pour des motifs strictement politiques, fut créée la « langue de Castille). Aussi cet argument historique asséné par Charasse, ne possède-t-il pas le début d’un commencement de preuve linguistique et montre tout au plus qu’il n’y avait pas de « nation » (au sens où l’on parlait des « nations » à l’époque médiévale) se reconnaissant comme occitane à une époque où, par ailleurs, la « nation » française ne s’identifiait qu’à la seule partie nord du pays actuel (je dis cela à l’attention des adeptes de la France éternelle).
Le premier ministre, s’il le voulait ne manquerait donc pas d’argument pour répondre à Charasse, sur tous les plans… Je suis d’ailleurs curieux de voir ce qui en ressortira, tout en craignant d’être fort déçu.
Bloquer le processus législatif
Quant aux raisons qui ont poussé Charasse à intervenir, elles sont sans doute de deux ordres. Allons tout de suite à la principale : elle est exposée dans un petit article paru dans l’Express de Michel Feltin, largement favorable à Charasse. Il n’y a qu’à voir comment il présente l’occitan : « Depuis une cinquantaine d’années, des militants du sud de la France tentent, avec un certain succès, d’imposer « l’occitan » comme ‘la seule langue’ du Midi. Une volonté qui fait s’étrangler les locuteurs, encore nombreux, ‘des langues d’oc’, qui ne se reconnaissent pas dans cette « création intellectuelle » née au XXe siècle et fortement inspirée, en réalité, « des parlers languedociens (entre Montpellier et Toulouse), comme l’explique le professeur de sociolinguistique Philippe Blanchet ». On le voit, et ce n’est pas très étonnant, l’incontournable Philippe Blanchet, grand contempteur provençaliste de l’occitan (voir ici Langues et Cité : grandeur et misère de l’occitan), sert de caution intellectuelle, comme c’est le cas dès qu’il s’agit d’assimiler les revendications linguistiques au séparatisme. Qu’il existe face à Blanchet de très nombreux linguistes qui contestent sa conception d’une pluralité de langues d’oc n’est pas un élément susceptible de perturber notre journaliste charassien. « Provençaux, Béarnais et Auvergnats protestent […] à intervalles réguliers pour demander la reconnaissance de toutes leurs langues, cousines, certes, mais différentes » : cette manière de présenter les choses évite évidemment de devoir reconnaître que les occitanistes respectent en fait les mêmes différences et que les provençaux, béarnais et auvergnats qui manifestent au nom même de ces différences pour la reconnaissance de la langue occitane dans sa diversité sont sans doute beaucoup plus nombreux que ne le sont les anti-occitanistes actifs (il n’y a qu’à compter les participants aux manifestations des uns et des autres, quand il y en a ! Car le mouvement séparatiste auvergnat par exemple ne semble guère briller par sa capacité de mobilisation).
Mais peu importe, l’important est dans ce qui suit : « Michel Charasse offre donc à ces derniers un soutien aussi pertinent sur le fond que surprenant sur la forme […] : en évoquant « l’injuste traitement discriminatoire entre langues reconnues et non reconnues », ce fin juriste fait clairement allusion au principe d’égalité qui, s'il était malmené par la loi sur les langues régionales que prépare Frédéric Mitterrand, pourrait valoir à celle-ci une censure du Conseil constitutionnel. Une auguste assemblée où Michel Charasse espère bien siéger prochainement... » Autrement dit, en se présentant comme le paladin des langues que bafoueraient ceux qui reconnaissent l’existence de l’occitan, pour spécieux que soit le raisonnement, Charasse semble bien manœuvrer pour que le conseil constitutionnel censure la loi sur les langues régionales que Frédéric Mitterrand devrait actuellement préparer. En prenant fait et cause pour l’auvergnat, le béarnais, le limousin (qui pour le coup ne lui demande rien, car il n’existe aucun séparatisme anti-occitan en Limousin, mais seulement quelques patoisants isolés, comme Fernand Mourguet, qui ne revendiquent même pas le statut de langue pour ce qu’ils parlent), Charasse n’aurait donc d’autre objectif que de s’apprêter à combattre toute loi de tutelle des langues régionales. Cette hypothèse est fort probable et d’ailleurs une information récente semble l’accréditer qui, si elle est confirmée, signerait une victoire sans qu’il n’y ait eu seulement à combattre : Mitterrand serait en train de tenter de ne faire aucune loi, selon ce que son conseiller aurait répondu aux basques d’Euskal Konfederazioa qui demandaient ce mois-ci «quand est-ce que le projet de loi linguistique promis par le candidat Sarkozy, confirmé par la ministre Albanel et par courrier, sera présenté au Parlement ?» : « le ministère de la culture s’interroge sur la pertinence d’une telle loi, considérant que l’inscription dans la constitution est suffisante ». Telle fut la réponse… S’il en était ainsi – ce qui semble hautement probable – cela serait évidemment une régression considérable, et Charasse et ses pairs auraient gain de cause en ayant eu à peine à lever le petit doigt en venant grossir artificiellement le camp des opposants à l’occitan, de manière à renforcer l’idée que la situation linguistique étant ingérable du fait des dissensions de fond entre leurs défenseurs réels ou prétendus, mieux vaut ne rien faire. Ce n’est évidemment que par une action collective efficace que l’on pourra contraindre le ministre à légiférer, comme sa prédécesseure s’y était engagée. Autrement dit, il faut être à Carcassonne le 24 octobre !
Michel Charasse, Pierre Bonnaud, Jean Anglade, même combat !
Mais Charasse fait d’une pierre deux coups, car son intervention satisfait aussi un électorat souvent en effet défiant par rapport à cet occitan qu’ils croient étranger à leurs patois (alors que si on leur dit « langue auvergnate », en effet, la relation avec ce qu’ils croient être un idiome purement local est pour eux beaucoup plus évidente) et le petit mouvement sécessionniste qui semble l’avoir inspiré.
En effet, comme l’ont bien remarqué quelques internautes ici ou là (par exemple sur le site tradzone.net, ou sur le site du groupe Hysope dans une intervention signée J. F. Blanc) la sortie de Charasse est redevable aux idées du géographe Pierre Bonnaud qui, depuis des années, milite avec le cercle Terre d’Auvergne de Chamalières, pour une graphie spécifique de l’auvergnat et surtout pour l’idée de l’existence d’une langue auvergnate en relation avec le franco-provençal mais foncièrement étrangère aux parlers méridionaux.
Pour se faire une idée des idées de Pierre Bonnaud, on se reportera au site Terre d’Auvergne – surtout à son Lexique identitaire (sic) d’Auvergne – et aux articles et ouvrages accessibles en ligne (et plus difficilement en librairie) de cet auteur.
Il s’agit d’abord de décrédibiliser les linguistes qui parlent de langue d’oc au singulier, du fait de leur « engagement » politique prétendument cryptoséparatiste – exactement selon la même phraséologie du soupçon utilisé par Charasse lorsqu’il parle des occitanistes mus par des « arrières pensées politiques » (voir supra) ou de « l’inavouable » qui se tiendrait caché sous les revendications des défenseurs des langues régionales en général (voir n. 1). Par contre, Bonnaud parlerait lui, évidemment, au nom de la science pure, laquelle, décidément, a bien du mal à s’imposer dans la communauté scientifique. Il accuse ainsi les linguistes gagnés à l’occitan d’avoir créé d’artificielles divisions internes à l’espace gallo-roman du moyen-âge. Il s’appuie surtout sur les travaux d’Antony Lodge qui reprend, dit-il, la position « juste de Gaston Paris, qui ne voyait que des transitions ». Or, la vieille théorie de Gaston Paris (1839-1903), toute au service de l’unité nationale par la fiction d’un continuum linguistique qui unifierait miraculeusement le territoire et par l’invention purement idéologique du « francien », est aujourd’hui hautement critiqué et rejeté (voir l’article de Gabriel Bergounioux et, ici même, le compte rendu de l’ouvrage de Bernard Cerquiglini, La langue orpheline). Antony Lodge, notamment dans son ouvrage, French, from dialect to standard, reprend en effet un passage fameux de Gaston Paris contre la distinction des langues d’oc et d’oïl (« Et comment, je le demande, s'expliquerait cette étrange frontière qui de l'Ouest en Est couperait la France en deux en passant par des points absolument fortuits ? Cette muraille imaginaire, la science, aujourd'hui mieux armée, la renverse et nous apprend qu'il n'y a pas deux Frances, qu'aucune limite réelle ne sépare les Français du Nord de ceux du Midi, et que d’un bout à l'autre du sol national nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées »). Pour prouver la justesse des envolées lyriques de G. Paris, Lodge se fonde surtout sur l’absence de séparation géographique entre le nord et le sud alors que, selon lui, les ruptures linguistiques sont dépendantes de frontières naturelles, et en particulier des massifs montagneux (p. 75). Je dois dire qu’arrivé à ces affirmations, dont tout le monde sait qu’elles sont complètement fausses (en combien de montagnes, parle-t-on les mêmes langues d’un côté et de l’autre ?), je n’ai plus guère eu envie de poursuivre. Il n’empêche que Lodge, malgré tout, contrairement à Bonnaud, ne rechigne pas à parler de langue d’oc et d’occitan et semble ainsi bien éloigné de la position sécessionniste de Bonnaud. Ce dernier d’ailleurs utilise non seulement Lodge, mais Paris de manière vraiment étonnante, car il dit que celui-ci, dans le fameux passage cité ci-dessus, avait raison, mais « pour les parlers romans de la Gaule », alors que l’éminent linguiste parlait tout aussi bien et surtout de l’état présent de la France ; mais Bonnaud veut à tout prix démontrer qu’il existe un processus historique conduisant à l’affirmation d’une forte identité linguistique auvergnate permettant de revendiquer pour celle-ci le statut de langue autonome en dépit du bon sens et, en fait, contre Paris et Lodge eux-mêmes ![2] Ce petit exemple en dit très long sur le sérieux de la démarche, qui consiste principalement à tenter de dégager une aire linguistique médioromane « s’étendant originellement de la Seine à la Garonne, puis plus tard, après une première phase de recul, de la Loire au Lot : non une « troisième langue gallo-romane », mais un groupe de langues régionales originellement apparentées plus spécialement du fait des conditions de peuplement et de romanisation. La partie entre Loire et Massif Central a été francisée entre le moyen âge et la fin de l'époque moderne. La bande méridionale de cette aire comprend le Limousin (médioroman occidental), l’auvergnat (médioroman central), le « franco-provençal » et le dauphinois (médioroman oriental). Toponymes et patronymes attestent la spécificité et l’unité (relative cependant ! ) de cette vaste bande », unité en effet plus que relative, au point que son affirmation semble bien relever foncièrement de l’arbitraire. Car tout le raisonnement historico-géografico-linguistique a en fait pour but d’affirmer que cette soi-disant aire médioromane est dominée par l’auvergnat : « L’auvergnat […] fut toujours le représentant le plus remarqué [de cette aire] du fait de son originalité particulièrement forte » et de renvoyer évidemment à la « langue d’Auvergne » de l’ordre de Malte (au moins sait-on ainsi qu’elles sont les sources « scientifiques » de Charasse). Comment un raisonnement à ce point téléologique, construit d’entrée de jeu dans le but de montrer que l’auvergnat est le parler le plus remarquable, le plus important et le plus fort d’une hypothétique médioromanie découpée ad hoc pour lui servir d’écrin, pourrait-il en effet être pris au sérieux ?
Évidemment, ce discours flatte les fiertés locales et, du coup, son pouvoir de persuasion est considérable, au moins dans les limites de l’Auvergne. Aussi en trouve-t-on des échos un peu partout et pas seulement dans les discours de Charasse. Je suis par exemple tombé sur une page du site local yakinfo, consacrée à l’auvergnat où Bonnaud est dûment cité, il est vrai aux côtés des membres de l’Institut d’Études Occitanes et de ceux qui, comme l’inénarrable et inépuisable romancier populaire Jean Anglade, parlent de « patois » multiples qu’il serait idiot de chercher à nombrer et ridicule de vouloir écrire et enseigner. Cette page est d’ailleurs un embrouillamini d’informations mal digérées, comme cela arrive si souvent sur ces questions. Manière d’emblée de mettre en valeur l’effort linguistique consenti pour traiter le problème, elle commence d’ailleurs par ces mots : « Auvergnat ? Kesako ? ». Les occitanistes sont ensuite présentés comme des gens qui soutiennent que l’auvergnat est « issu » de l’occitan, comme si quelqu’un prétendait qu’il y eût une langue occitane unifiée dont seraient dérivés les dialectes qui la compose… Il n’est donc pas étonnant que la journaliste, Aude Hily, déclare si vite forfait en avouant qu’il est « bien difficile de démêler le vrai du faux entre ces deux associations [Cercle Terre d’Auvergne et IEO Auvèrnhe-Velai-Borbonés d’Oc], qui souhaitent toutes deux faire exister un parler, sans pouvoir s’entendre sur son origine et sa graphie »[3]. Aussi la page pour finir fait-elle une grande place à un entretien avec Jean Anglade, écrivain auvergnat bien connu, qui affirme « saupoudrer [ses] romans de vocables régionaux » (c’est pourquoi sans doute il est consulté comme autorité en la matière) qui nous dit successivement qu’ « il n’y a jamais eu de langue occitane à proprement parler […], mais une infinité de dérivés de l'Occitan » (encore la thèse de la dérivation !), qui sont des « patois », mot que les occitanistes mépriserait, parce qu’il « rappelle le fumier, la crasse, la langue des paysans » (il est bien connu que les occitanistes ont horreur de la campagne et des paysans, ne veulent entendre parler que de la ville et ne fréquentent que les salons bourgeois où ils sont accueillis les bras ouverts !). Il nous enseigne aussi qu’il « n’y a pas eu un seul langage unique de Bordeaux à Genève : cet ensemble de langues, c'est le franco-provençal ». Il est évidemment intéressant d’apprendre que l’on parle franco-provençal à Bordeaux… A la question : « Souhaitez-vous voir transmettre le patois ? », l’écrivain répond : « l’idée de vouloir le faire apprendre à l’école, comme certains le voudraient, est une entreprise désespérée. D’autant qu’il n’y a pas un auvergnat, mais 10 000 patois, et que chacun croit parler le bon patois ! On ferait mieux de parler l’italien, qui ressemble au patois et a un côté international ». Cela m’a beaucoup amusé, car je venais justement de mettre la dernière main à ma traduction en italien de mon post sur les discussions italiennes autour des dialectes, où l’idée qui prédomine, y compris chez les plus célèbres intellectuels de la péninsule, est justement celle de Jean Anglade, devenue heureusement assez minoritaire en France. D’ailleurs yakinfo a au moins l’intérêt de présenter les résultats du sondage IFOP 2006 menée pour la section Auvergne de l’Institut d’Etudes Occitanes, où il apparaît que 61% des gens interrogés affirment plus ou moins bien comprendre la langue et que 71% se déclarent « favorables au maintien et au développement de la langue dans la région ». Parmi eux, sans doute, de nombreux électeurs de Charasse…
Décidément, tout ce qui précède devrait motiver les auvergnats – et les autres – à aller manifester en masse et sans état d’âme à Carcassonne samedi prochain…
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Voici l’extrait de son intervention :
« M. Michel Charasse. Lorsque l’on parle de réviser la Constitution, les propositions les plus inattendues sont souvent formulées. Je ne suis pas le seul dans cette assemblée à avoir été surpris par l’apparition dans ce projet de révision constitutionnelle, à l’issue des débats de l’Assemblée nationale, d’une mention visant à classer les langues régionales dans le patrimoine de la France.
Car, après tout, on pourrait profiter de la révision de la Constitution pour classer dans le patrimoine national tout ce qui est considéré comme monument historique depuis la loi de 1913, y compris la gastronomie dont la France demande officiellement à l’UNESCO de la reconnaître comme patrimoine de l’humanité ! Si la gastronomie entre dans le patrimoine de l’humanité, elle entre nécessairement dans le patrimoine de la France puisque la France fait partie de l’humanité. Enfin, la potée auvergnate classée monument historique !
M. le président. Et la choucroute !
M. Michel Charasse. C’est une chose que je n’aurais pas cru voir avant ma mort ! (Sourires.)
En tout cas, nous voyons bien que cette mention des langues régionales n’a rien à faire dans la Constitution. (Applaudissements sur plusieurs travées de l’UMP.)
M. Alain Gournac. Rien du tout !
M. Michel Charasse. Que la Constitution dise que le français est la langue de la République – grâce au roi François Ier –, cela va de soi, c’est la base et c’est ce qui définit le mode des échanges, notamment juridiques et officiels. Mais qu’on aille au-delà en ajoutant cette précision concernant les langues régionales, c’est véritablement inouï !
Et si, en plus, cette mention se limite à préciser que les langues régionales font partie du patrimoine, de deux choses l’une : soit il ne sert à rien de l’inscrire dans la Constitution puisque l’on peut parvenir au même résultat par d’autres voies législatives, soit quelque chose d’inavouable se cache derrière.
Certes, notre collègue rapporteur, M. Gélard, nous dit…
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. C’est moi le rapporteur !
M. Michel Charasse. Mon cher ami, veuillez excuser cette erreur !
M. Patrice Gélard. Je ne suis pas vexé !
M. Michel Charasse. Notre collègue rapporteur, M. Hyest – je rends à César ce qui est à César –, nous dit que cette mention n’a pas de portée normative et c’est ce que je crois personnellement.
Mais je suis persuadé que ceux qui l’ont introduite sous cette forme ne sont pas assez naïfs pour introduire dans la Constitution des dispositions non normatives et qu’ils nous cachent quelque chose.
En fait, ils cachent leur intention de contourner la décision du Conseil constitutionnel…
M. Adrien Gouteyron. Bien sûr !
M. Michel Charasse. …concernant la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires dont nous savons tous que, compte tenu de ses règles actuelles, la République ne peut pas la ratifier, en raison de certaines de ses dispositions en tout cas, dont le Conseil constitutionnel a dit qu’elles portaient atteinte à l’unicité du peuple français, à l’indivisibilité de la République et au principe d’égalité des citoyens devant la loi, trois fondements essentiels de la République.
Ou cette mention ne veut rien dire et il faut la supprimer, ou elle signifie que l’on pourrait demain considérer, par exemple, que cet élément du patrimoine nécessitant une protection particulière et renforcée, celle-ci passe nécessairement par la ratification de la Charte. Dans le premier cas, c’est inutile, dans le deuxième cas, c’est dangereux, c’est pourquoi je propose la suppression de cet article qui n’a pas sa place dans la Constitution ! (Applaudissements sur plusieurs travées de l’UMP.) »
[2] Pierre Bonnaud, De l’Auvergne : un fil d'Ariane pour aller de la confédération arverne au IIIe millénaire, Clermont-Ferrand, éditions CRÉER, 2003, p. 13.
[3] L’article oublie ainsi d’autres associations occitanes présentes en Auvergne : Piaron Pinha, Lo Convise, la Mantenença d’Auvernhe dau Felibrige (Maintenance d’Auvergne du Félibrige)…