Comment dit-on « je m’en bats les couilles » en breton ? ou les élucubrations de quelques anarchistes sur les langues minorées
Comment dit-on « je m’en bats les couilles » en breton ? ou les élucubrations jacobines de quelques anarchistes sur les langues minorées
J’ai consacré un précédent post à l’analyse d’un tract publié sur le site de la revue libertaire Creuse-Citron, qui a le mérite de situer le plateau des Millevaches en « terres occitanes » et d’associer, fût-ce de manière superficielle, ambiguë et quelque peu mythifiée – à travers la figure du dernier des Mohicans – le combat libertaire pour une autonomie locale libérée de la tutelle étatique à l’existence d’identités culturelles et linguistiques en situation de domination, menacées d’anéantissement, voire promises à la destruction. Suite à ce post, une discussion fort cordiale au demeurant s’est engagée avec l’un des rédacteurs de Creuse-Citron, qui s’empressa de dire, sans en exposer précisément les raisons, que ce n’était pas sans quelque perplexité qu’avait été décidée la publication de ce tract (voir ses propres mots en ligne). La raison est sans doute à rechercher dans la manière assez expéditive dont ce correspondant appréciait « notre » démarche (plusieurs voix concordantes s’étaient en effet élevées pour souligner l’insuffisante implication des néo-ruraux dans la vie et la culture locales, ou du moins ce qu’il en reste), renouant avec les poncifs les plus éculés sur la nature des langues minorées de France (« patois ») et jugeant « folklorique » à la fois notre engagement et ses enjeux.
Tous des identitaires !
A vrai dire, je n’en fus guère étonné car j’avais déjà épluché les positions sur le sujet des « libres penseurs » (ou prétendus tels), parmi lesquels on trouve des libertaires (voir sur ce blog Libre pensée et monothéisme linguistique), et surtout j’avais parcouru une longue discussion qui s’est déroulée cette année (janvier-avril 2009) sur le Forum anarchiste au sujet de l’Infiltration identitaire, c’est-à-dire à propos du fait que des militants de la mouvance autoproclamée « identitaire » (le dénommé Bloc identitaire), clairement d’extrême droite (le langage soft de leur site ne saurait tromper personne, et encore moins leurs défilés paramilitaires dans la plus pure tradition des nervis fascistes) revendiquant ce qu’ils nomment les « identités ethniques et culturelles », s’imposent de plus en plus fréquemment dans les débats et les réunions altermondialistes. On se souvient d’ailleurs que deux groupes d’ « Identitaires » catalans et niçois avaient infiltré la manifestation en faveur de la langue occitane à Béziers en 2007, où le modeste (par manque de volontaires) service d’ordre mis en place n'avait pu les empêcher de se joindre au cortège (mèfi le 24 octobre prochain, bonnes volontés demandées par les organisateurs !), et certains d’entre eux avaient d’ailleurs tabassé une manifestante liée au Massilia sound system.
Pour en revenir à la discussion du Forum anarchiste, elle est en fait née d’un communiqué de la CNT (Confédération Nationale du Travail, syndicat anarcho-syndicaliste, section française de l’AIT, Association Internationale des Travailleurs à ne pas confondre avec la CNT tout court, dite Vignoles, que l'on voit défiler dans la photo ci-dessus) de Toulouse, pratiquant les plus stupides et ignobles amalgames entre ces groupuscules d’extrême droite et les groupes et associations militant pour la cause des langues et des cultures minorées, texte auquel furent adjoints par les discutants deux articles de la même eau émanant du même groupe. La discussion fut très vive car des intervenants, en particulier occitans, se sont élevés avec véhémence, arguments à l’appui, contre cette diabolisation de nos luttes et contre l’idéologie politique qui sous-tend des diatribes que l’on croirait pourtant absolument incompatible avec les principes libertaires.
Les anars aussi
Il vaut la peine de résumer brièvement cette discussion et d’en citer quelques extraits, qui mettent d’abord en évidence le fait, en soi digne d’analyse, que tous les courants politiques, tout l’éventail des idéologies politiques en France (car je crois que c’est là, en grande partie, une spécificité française), est divisée sur la question des langues, y compris donc les anarchistes ; les anarchistes comme les autres, aurai-je envie de dire, avec des arguments dont certains leurs sont propres, mais qui pour la plupart appartiennent en fait à un pot national commun, ce que l’on ne peut pas ne pas remarquer sans céder à une certaine ironie aux dépens de gens que l’on imaginerait plus volontiers soucieux de se distinguer de l’idéologie linguistique dominante (qui est une idéologie de la domination). Mais au-delà du sarcasme, il reste à appréhender ce fait, qui conduit à relativiser l’affichage des étiquettes et surtout à envisager la question linguistique comme une question politique (on ne saurait imaginer qu’elle puisse être autre chose, car la question de la langue est évidemment celle, forcément, du vivre ensemble et donc relève comme telle du politique au sens le plus noble du terme), qui déplace ou reproduit des clivages idéologiques fondamentaux à l’intérieur de chaque parti ou courant identifiable. Ce n’est pas que l’on aboutisse pour autant à la recomposition d’un seul et unique clivage traversant tous les partis et mouvements de l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite, car le sens politique de la langue et les combats qu’il est susceptible d’induire ne sont absolument pas les mêmes selon qu’on les mène au nom de la démocratie ou au nom de la race (fût-elle rebaptisée à la va-vite « identité »), au nom de l’autonomie individuelle ou au nom de valeurs nationales, au nom de la citoyenneté républicaine ou au nom des identités ethniques (ces trois couples ne se confondent pas : il n’y a pas adéquation entre les notions de race, d’ethnie et de nation, pas plus qu’entre celles de démocratie, d’autonomie et de citoyenneté). Il n’empêche que la question linguistique contraint à faire un pas de côté hors du ronron idéologique des discours officiels ; elle offre alors peut-être une pierre de touche intéressante, dans la manière dont elle s’énonce, qui permet au moins d’identifier une série de discours pro ou contra, hostiles ou favorables à l’expression des minorités linguistiques, absolument incompatibles avec la démocratie culturelle (et donc politique).
« Promotion des patois » versus « lutte des classes »
Tout commence, disais-je, avec la citation d’un communiqué de la CNT toulousaine, daté de novembre 2008, évoquant l’intervention d’ « Identitaires » lors d’un meeting d’Attac consacré à la crise financière, apparemment à la stupeur générale. Pour les militants de la CNT, cette rencontre dévoilerait en effet les vices cachés de l’altermondialisme à la Attac, voire même en révèlerait l’idéologie sous-jacente, soi-disant phagocytée « depuis des années » par « des concepts réactionnaires » : « balivernes régionalistes, promotion des patois, recherche de prétendues racines [je souligne], justification de l’oppression religieuse, négation de l’universalité de l’humanisme... bref, à partir du moment où il fait du concept d’identité (régionale, nationale, culturelle, ethnique ou religieuse) une pièce de son système de pensée, le mouton gauchiste ne fait qu’une chose : préparer sa tonte par l’extrême-droite. Et manifestement, les temps sont arrivés. Car, ces positions sont du pain béni pour l’extrême-droite identitaire qui a fait, comme son nom l’indique, de l’identité sa clef de voûte. Elle trouve dans les discours gauchistes un terreau tout préparé pour sa propagande (pour y semer le reste, moins soft). Face à des bobos abasourdis de se découvrir tant de similitudes avec l’extrême-droite, qui a pu tout tranquillement distribuer toute sa propagande au public, les militants de la CNT-AIT présents à l’extérieur ont dénoncé à la fois le capitalisme mondial et son outil de répression (l’État nation), rejeté l’ensemble des identités factices et rappelé la réalité de la lutte des classes ».
Les auteurs n’y vont pas par quatre chemins : toute identité culturelle et linguistique est factice ; il n’y a d’autre réalité que la lutte des classes. L’un des intervenants dans la discussion, Nico37, l'énonce de manière on ne peut plus claire : « La seule identité que je connaisse est sociale, l’identité culturelle est réactionnaire car elle est interclassiste ». Raccourci saisissant… qui porte jusqu’à l’absurde et à une radicalité proprement totalitaire une position que l’on trouve fréquemment dans les rangs, non tant des libertaires, que de certains groupes communistes, en particulier trotskystes, souvent de manière plus ou moins implicite ; pour beaucoup – souvent tacitement, mais cela sue par tous les pores de leur discours –, la culture est toujours suspecte de faire le jeu des exploiteurs, de la bourgeoisie et du grand capital, ne serait-ce qu’en dissimulant (soi-disant) l’essentiel : la domination sociale ou, comme le dit notre anarchiste fort marxisé dans son vocabulaire, la lutte des classes. Position absurde et totalitaire.
Absurde, car une identité sociale ne peut pas ne pas être aussi une identité culturelle, qui déborde nécessairement son identité sociale stricto sensu. Un "prolétaire" par exemple ne peut pas ne pas avoir une identité culturelle qui le distingue d’autres prolétaires dans le monde et il appartient, qu’il le veuille ou non, à un système de relations sociales, culturelles et linguistiques interclassistes à travers tout un ensemble de marqueurs de distinction sociale dans lesquels se joue concrètement sa condition sociale et culturelle : il parle la même langue que son patron, mais avec un accent différent, participe d’une culture commune, mais selon des modalités différentes, etc. etc. Les relations sociales sont de part en part culturelles, il n’y a pas d’identité sociale qui ne relève de la culture.
Position totalitaire, puisque toute revendication d’identité culturelle, quelle qu’elle soit, sera jugée contre-révolutionnaire et devant être combattue comme telle au nom de la lutte des classes ! Pire encore, n’importe quel adversaire pourra être stigmatisé en tant que simple porteur d’une identité culturelle et, comme tel, liquidé comme ennemi de la révolution. Et l’anti-étatisme anarchiste, à ce degré d’abstraction niveleuse et d’amalgames ridicules (langue, culture, religion, toutes particularités autre que « sociales » mises dans le même sac des « conceptions réactionnaires ») ne me paraît certes pas une garantie contre ce type de dérive. Les horreurs du XXe siècle devraient pourtant rendre nos valeureux révolutionnaires plus prudents, mais la prudence, la circonspection, le doute, l’autocritique s’accordent fort mal avec la passion idéologique. C’est d’ailleurs cela qui est le plus insupportable dans ces diatribes soi-disant anarchistes contre les langues minorées et la diversité culturelle (notion explicitement prise de mire) : une démarche dogmatique qui coupe et qui trace sans jamais hésiter à partir de quelques principes sacrés et un usage dégradé du savoir, ou plutôt l’usage d’un savoir dégradé constitué d’emprunts aux opinions les moins étayées (et les plus communes) et à quelques lectures théoriques – ou prétendues telles –, dans lesquelles de fortes têtes (du moins convaincues de l’être) se drapent en se dressant sur leurs ergots. Rien en cela, non plus, que les anars n’aient hélas en partage avec tous les autres (à commencer par les militants autonomistes ou nationalistes), mais chez eux, dans la mesure où ils prétendent justement penser contre les idées dominantes (et parce qu’en effet leurs principes politiques sembleraient exiger une mise en cause générale des idées qui justifient la domination sous toutes ses formes), la bêtise militante apparaît de manière peut-être plus triviale encore que chez les autres.
Un centon de grossièretés
Si je dis cela, c’est que la caricature d’analyse produite dans le communiqué que j’ai cité, qui voit dans la défense des « patois » et autres billevesées « régionalistes » la preuve en acte de l’infiltration des valeurs réactionnaires dans le gauchisme, est en fait appuyée (le seul usage du mot « patois » suffirait d’ailleurs à l’établir) sur la litanie des arguments mis en avant en France depuis la période révolutionnaire et périodiquement réactualisés pour justifier la lutte sans pitié contre toute forme de particularisme linguistique et culturel, au mépris évidemment des principes démocratiques élémentaires et au profit surtout d’une conception centralisatrice et despotique du pouvoir d’État. Cela est évidemment un comble sous une plume libertaire, mais il suffit pourtant de parcourir pour s’en convaincre les énoncés sentencieux égrenés dans un petit ensemble de textes produits par les (ou le) même(s) militants toulousains.
Par exemple, à propos de la situation espagnole, on lit dans le compte rendu d’une discussion de « l’union locale de Montauban » parue le samedi 16 février 2002, que partout, dans la péninsule, où, soi-disant, aurait été mis en place après le franquisme « un système éducatif bilingue » (sic), « la langue minoritaire est en voie d’obtenir une position hégémonique »[1]. Comme là-bas (où les auteurs ne sont visiblement pas allés, sinon ils sauraient bien entendu que le castillan y reste dominant, y compris en Catalogne), dans notre belle France, il faut craindre, est-il écrit, avec « l’éclatement linguistique […] l’explosion de revendications « nationales » (de type corse ou basque) qui fragmenteraient l’Europe en une multitude de principautés qui seraient bien moins menaçantes pour l’oncle Sam qu’une Europe puissante et organisée ». En lisant ces de tels propos sous la plume de libertaires ou prétendus tels, on se pince pour être bien sûr de ne pas rêver ; les entendre rivaliser d’hystérie franchouillarde avec la volaille souverainiste est tout de même quelque peu étonnant[2] ; car c’est bien à Coûteaux, à De Villiers et à Mélanchon qu’ils empruntent le misérable et stupide argument faisant des « patois » les alliés des américains contre notre belle langue[3].
Ce qui les en différencierait est l’attention prétendue aux « étrangers », qui serait exclus de la « communication », car il est évident que les langues régionales excluent les étrangers, mais non les langues nationales ![4] En outre les langues de l’immigration, et avec elles les populations qui les parlent, seraient sacrifiées sur l’autel des langues régionales, alors que leur dignité est égale et leur importance, finalement, majeure ; là aussi l’allégation est doublement de mauvaise foi, car les promoteurs des unes et des autres sont les mêmes (voir le Forom des langues à Toulouse, par exemple) ; la différence évidente étant que les langues dites régionales sont le plus souvent parlées principalement sinon exclusivement dans un territoire qui est non certes leur lieu naturel (il n’en est d’autre que les locuteurs) mais leur dernier bassin d’usage. Le comble de la suffisance, de l’ignorance et du mépris est atteint dans la conception présentée de la langue occitane (texte intitulé L’Horreur linguistique, du 21 octobre 2001) dans laquelle il n’y a pas un mot de vrai : « l’occitan est une construction très tardive, faite par des intellectuels régionalistes, pour "homogénéiser", "normaliser" les différents patois du sud face à une situation inextricable. Car la vérité, c’est que dans les années 1950, un éleveur de bestiau de Pouyastruc, qui aurait causé dans son patois (en gascon) au maquignon de St-Dalmas-de-Tende (qui lui n’entendait que le nisard [sic]) et au boucher d’Entraygues sur-Truyère (un bon auvergnat) aurait eu les mêmes difficultés qu’un italien parlant à un français et à un portugais. Finalement, la seule chose sûre, c’est que l’occitan que l’on enseigne maintenant à l’école n’a jamais été parlé par la grand’mère de personne ! » J’ai laissé volontairement presque toutes les fautes, qui elles-mêmes sont parlantes ; les métiers des locuteurs fictifs[5] et la toponymie de fantaisie, en particulier, sont de bon révélateurs de la bêtise et de la veulerie de notre savant de bistrot qui assène ses « vérités » de pacotille pêchées dans le stock des fausses idées reçues sur les « patois » (entendez dialectes) occitans[6]. Je pourrais perdre ici mon temps et présenter une réfutation en règle, déjà souvent entreprise sur ce blog, contre des propos similaires, généralement un peu mieux articulés cependant, mais cela ne le mérite guère. Du reste, plusieurs intervenants sur le Forum anarchiste, l'ont déjà fait et bien fait [7].
Grandeur et misère de l’universalisme abstrait
Je me contenterai de citer la conclusion du texte où est produite cette belle analyse de l’occitan, lapidaire et apparemment plus cohérente avec les idées libertaires : « parler de "peuple", "patrie", "nation", "langue", "culture" etc. revient à utiliser des imaginaires et des concepts bourgeois nés pour la plupart au XIXe siècle grâce à la plume des lettrés ». Cela est évidemment pour le moins rapide (et pris à la rigueur tout à fait faux, la plupart de ces concepts ayant une vie beaucoup plus ancienne et une extension sociale autrement plus large, sans parler de la fonction unique, éminemment méprisable, prêtée aux « lettrés »). Mais soit, admettons[8]. C’est là que la critique révolutionnaire et son point de vue prétendument universaliste fracassent lamentablement, car, à la lecture de tout les énoncés qui précèdent cette conclusion, il apparaît combien ce qui est dit est étroitement déterminé par tout ce que véhiculent précisément les notions « bourgeoises » évoquées et révoquées, dans le contexte national, culturel et linguistique de notre belle patrie. Ainsi notre anarchiste, dans chacun de ses énoncés, est-il enfoncé jusqu’au cou, jusqu’à la bouche et aux oreilles dans l’élément français, dans l’idéologie popularo-patriotico-nationalo-linguistico-culturelle française. C’est d’ailleurs l’un des grands problèmes de la prose révolutionnaire à prétention universaliste, depuis la Révolution française, que de se prétendre universelle en imposant une vision on ne peut plus particulière et située sur le monde : le monde vu de Paris ou vu de la « province », qui se sait province et croit accéder à l’universel en adoptant le point de vue de Paris sur le monde… A Toulouse comme ailleurs dans l’hexagone… On trouve sans aucun doute des caractéristiques similaires dans tous les discours universalistes tenus en tous lieux, empreints de particularités d’autant plus prégnantes qu’elles sont refoulées, pourtant visibles au premier coup d’œil par qui n’est pas de là, mais le cas français, du fait de cette histoire qui commence en 1789, est peut-être plus visible qu’aucun autre. Je ne veux pas ici nier l’importance, ni d’ailleurs la grandeur de l’affirmation révolutionnaire de l’universel (humanité, affirmation de l’égalité des droits, etc.), sur laquelle nous fondons du reste entièrement nos revendications, mais je voudrais seulement souligner comment celle-ci ne cesse de se compromettre dans ce qui est bien de l’ordre des particularités culturelles et historiques nationales, dont tous les acteurs sont profondément imprégnés, quelles que soient leurs positions idéologiques, y compris donc les plus radicales, comme on le voit ici.
Monolinguisme universel et déterritorialisation
L’universaliste abstrait, de quelque obédience soit-il, incapable d’assumer son propre particularisme (pas seulement parce que l’universalisme est un produit de la culture occidentale, mais d’abord parce que l’on parle toujours depuis un lieu culturel et linguistique particulier), est hostile aux particularités, à la diversité, aux singularités dans lesquelles il voit une mise en cause du principe d’égalité, en matière de langue comme de tout le reste. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il rêve si souvent de l’instauration d’une langue universelle qui ne serait pas un médium de domination ou d’hégémonie économique, politique et culturelle (comme l’est l’anglais), mais une langue non seulement universellement partagée mais encore unique, comme pourrait l’être l’esperanto, par exemple, qui séduit souvent les universalistes et reçoit la bénédiction de la CNT-AIT (voir infra n. 10).
Au-delà de ce rêve d’un monolinguisme universel – dont la réalisation serait plutôt pour nous le cauchemar absolu – les tenants de l’universalisme abstraits sont nécessairement hostiles à toute forme de territorialisation et de localisation culturelle et linguistique. Dans la discussion du forum anarchiste, l’un des intervenants les plus présents, signant Malval, a longuement soutenu cette position : pour lui « la territorialisation des pratiques socio-langagières » est une idée « en totale contradiction avec l’idée libertaire » : « Depuis quand un territoire est-il porteur d’une langue ? Depuis quand une cité existe-t-elle sans ses habitant-es ? Seul les locuteurs sont détenteurs de compétences langagières, qu’ils soient ici ou là-bas. Souhaiter territorialiser les pratiques langagières revient à vouloir voir se mettre en place un retour à une société non-urbanisée basée sur un déterminisme total : « tu es né ici, tu vas parler ceci, manger ceci, danser ceci, etc. » La dé-territorialisation est la clé de l’expansion pleine et entière des capacités humaines. » Effectivement ce n’est pas le territoire qui parle, mais les hommes, et les hommes bougent, se déplacent et se mêlent ; il n’est demeurent pas moins qu’ils ne peuvent pas ne pas occuper un lieu, du fait même de leur existence physique, et des espaces où ils exercent collectivement leurs compétences linguistiques. Et ce n’est pas parce que le plus souvent plusieurs langues sont parlées sur un même territoire (rural aussi bien qu’urbain, la distinction n’est ici guère pertinente), que ces langues, avec leurs locuteurs, sont déterritorialisés ; la territorialisation est impliquée par la présence physique des individus et des groupes qu’ils constituent dans la durée en des lieux déterminés.
Le révolutionnaire qui cède à la passion de l’universalisme abstrait voudrait en finir avec l’histoire et avec la géographie. Il s’agit pourtant là de données irréductibles de l’expérience humaine : plus il cherche à s’en libérer, à s’affranchir par un acte souverain de la mémoire et de la langue des ancêtres, plus il s’évertue à échapper à la pesanteur et aux carcans des liens qui unissent des groupes humains en un lieu, plus ces réalités s’imposent à lui, et il est bien vrai qu’en ces matières aussi, qui veut faire l’ange (rêve de déterritorialisation par excellence) fait la bête. Qu’il le veuille ou non, si en effet ce ne sont pas les langues qui sont en elles-mêmes et par elles-mêmes territorialisées, les locuteurs, eux, le sont bel et bien, mêmes s’ils sont nomades, mêmes s’ils utilisent pour s’exprimer des médias qui semblent permettre une émancipation de la présence physique et la circulation en tous lieux (le livre, la radio, la télévision, internet…). Cette question de la territorialisation linguistique excède donc, ou précède celle de la domination linguistique (et bien sûr politique), qui en est distincte. La diversité culturelle et linguistique, qui caractérise encore objectivement la majeure partie des sociétés humaines, c’est cela : le fait qu’en un territoire donné, certaines langues sont parlées et d’autre non, et l’individu venu du dehors, s’il n’est accompagné d’un groupe parlant sa langue, devra nécessairement apprendre la ou les langue(s) du lieu pour pouvoir participer au jeu des relations sociales. Le fait qu’il existe des langues dominantes et des langues dominées, des groupes de locuteurs dominants et d’autres dominés dans leurs pratiques linguistiques, est un tout autre problème.
Confusion entre langue dominante et langue de domination
Or, ledit Malval confond manifestement les deux niveaux et comprend spontanément la revendication d’une langue dans le territoire où elle est présente et selon une durée plus ou moins longue (ce qui fait que l’on parle de « langues historiques » est la présence d’une langue relativement ancienne, généralement pluriséculaire, en un territoire ou un espace de déplacement donné) comme la simple volonté de reconquérir une hégémonie perdue, là où il s’agit d’abord de préserver les conditions de possibilité d’une manière langagière d’être ensemble (toujours en effet susceptible de se transformer en une forme de domination d’un groupe de locuteurs sur un autre, mais il s’agit bien là d'une autre question). C’est sans doute cette confusion de ces deux niveaux qui conduit l'internaute à envisager de manière aussi confuse ce que pourrait être la situation linguistique en régime libertaire : « Dans une société libertaire, dit-il, j’espère qu’aucune pratique langagière ne sera dominante et qu’une Fédération des acteurs sociaux en parole sera présente pour faire en sorte que toutes et tous se retrouvent et puissent vivre dans l’endroit où elle vit et travaille sans que sa pratique langagière l’empêche d’aller contre son idéal et de vivre "normalement" »[9] Pour moi, il s’agit là d’un charabia fort peu réaliste et passablement inquiétant. D’abord, il y aura toujours des pratiques langagières dominantes au sens premier où je l’ai dit (qui n’a, je le répète, rien à voir avec l’exercice d’une domination), y compris évidemment dans une hypothétique société libertaire ; tout ce qu’il est possible d’imaginer, en effet, est la mise en place d’instances démocratiques qui rendraient impossibles les pratiques de domination politique, qu’elles soient linguistiques ou d’un autre ordre (ce à quoi, visiblement, bien des anars eux-mêmes ne sont pas prêts). Il faut tout de même rappeler qu'une langue, même si l’on peut bien sûr en apprendre de nouvelles à volonté, est d’abord, pour l’enfant, une compétence acquise à travers un apprentissage non choisi, ce qui n’autorise pas pour autant à parler de domination (à moins de concevoir l’apprentissage comme un « dressage » de l’animal humain, comme le fait Nietzsche, mais l’acquisition du langage n’a précisément rien à voir avec une pratique de dressage). En outre, qu’est-ce que serait une « pratique langagière » qui, si je comprends bien, irait contre « l’idéal » de l’individu et lui interdirait de « vivre normalement » ? Tout cela exigerait certainement d’être mis au clair (et mieux formulé), et démontre à mon avis suffisamment la pauvreté de la réflexion sur le sujet.
Anarkiezh, frankiz, deskadurezh, kengred
Ce qui apparaît par contre clairement est une absence totale de conscience de ce qu’est le langage, réduit à sa stricte fonction de « communication », et de ce que sont les langues, c’est-à-dire la différenciation des langues et leur irréductibilité, au-delà de leur évidente traductibilité. Soit par exemple la réponse suivante de Malval à Occitan Warrior : « pour la pratique, je vois pas pourquoi on devrait en faire tout un pataquès sur le fait que tu manies l’Occitan, ici tout le monde manie des langues différentes, des codes, des jargons (anarchiste par exemple), a des compétences dans tel ou tel langage et n’en fait pas tout un plat. L’important c’est la communication et la transmission de messages vers un but commun... ». Il n’y a évidemment aucun rapport entre un jargon de métier ou jargon politique (anar par exemple !) et une langue (l’occitan, le français, etc.). De plus, les fonctions sociales et culturelles de celle-ci excèdent de très loin la simple « communication », qui elle-même évidemment, se propose bien d’autres tâches que de « transmettre des messages » pour parvenir à des « buts communs » (il est heureusement possible de communiquer avec ceux qui poursuivent des buts différents des nôtres !). Sur ces bases théoriques erronées et étriquées, il n’est pas étonnant de parvenir à la conclusion suivante : « que les gens puissent continuer à communiquer, c’est ce qui importe, que ça soit en occitan, en français, en anglais, etc. on s’en bas [sic] les couilles sérieux ». Une question : comment dit-on « on s’en bat les couilles sérieux » en anglais ou en occitan ? On trouvera sans doute des équivalents, des approximations, mais on ne pourra pas ne pas perdre de fortes nuances et aussi tout ce qui fait l’ancrage générationnel et social de l’expression, bref tout ce qui relève en effet du particulier et du local, et qui participe pleinement du sens (qui permet par exemple de mesurer l’exaspération et le degré d’agressivité des réponses de Malval, ce qui importe au plus haut point pour l’avenir de l’échange)… Et puis, évidemment, la constatation encore et toujours, que ce « je n’ai rien à foutre de la langue dans laquelle je parle », se dit bien, « naturellement », en français…
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces trois longues pages d’échanges très denses du Forum anarchiste, et j’invite fortement le lecteur à s’y reporter. Je terminerai sur un point tellement gros, qu’il pourrait passer inaperçu : en tête des pages du Forum apparaît un slogan – « Anarchie, liberté, éducation, solidarité » – décliné, justement, en plusieurs langues, de manière aléatoire, selon les pages et les jours. Selon mon recensement, il s’agit, outre le français, du castillan, de l’anglais, de l’allemand, du russe, du lituanien, de l’espéranto et du breton… On note bien sûr la présence très majoritaire de langues officielles nationales ; toutes celles qui sont mentionnées le sont en fait, à l’exception de l’esperanto et du breton. Cela indique assez bien qu'en matière linguistique les États nations restent bien le cadre de référence spontané, y compris pour des militants anarchistes ! L’esperanto est désigné sans doute comme alternative cosmopolite à l’anglais[10]. Je n’épiloguerai pas, faute d’éléments à ce sujet, sur la présence du lituanien et du breton, seule langue de France mentionnée [voir en commentaire la rectrification de Parpalhon, l'occitan y figurerait, mais je ne le trouve pas]. Mais surtout, cette polyglossie ne va pas au-delà du slogan. En effet, les langues proposées au moment de l’inscription au forum se réduisent aux seuls français et anglais. Quant à la langue d’usage, sur le forum lui-même, elle est, dans ce que j’ai lu au moins, unique et il n’est nul besoin de se demander de laquelle il s’agit… Par contre, un beau paradoxe est apporté par le site de la CNT, dont les militants adoptent volontiers des positions extrêmement hostiles à ce qu’ils appellent « la diversité culturelle ». Étant, comme on l’a dit, intégrée à une structure internationale (l’AIT), on trouve cependant dans la section « internationale » du site des textes en un grand nombre de langues (35 environ), parmi lesquelles le finnois, le farsi, le wolof, le zulu… mais aussi le catalan et… plus surprenant encore, le breton, décidément très présent dans le mouvement libertaire, ce qui prouve bien d’ailleurs que la ligne défendue par les militants de Toulouse ou de Montauban (et manifestement de la plupart des villes occitanes) n’est pas exclusive au sein de leur propre mouvement. Tout à la fois, placer le breton dans la rubrique internationale laisse perplexe et n’est pas sans faire penser à ceux qui considèrent les langues historiques de France comme des « langues étrangères »… Mais nos amis libertaires n’en sont pas à une contradiction ou à une inconséquence près en ce domaine… Ce qui, d’ailleurs, ne les distingue guère de leurs nombreux ennemis de droite et de gauche.
Jean-Pierre Cavaillé
PS) Un habitué du blog, Laurenç, que je remercie, m'a signalé une critique bien sentie (datée du 12 octobre 2008) du texte de la CNT toulousaine que je cite au début de mon post sur un blog anar breton (Torr e Benn). Le post est intitulé : L'accélérateur de particules jacobines ou le trou noir culturel, et doit être (ou est déjà) publié dans Le Huchoèr, journal de la Coordination Bretagne Independante et Libertaire. Il faut aussi lire absolument les commentaires qui suivent le post .
[1] Cf., sur le forum, la réfutation signée Occitan Warrior (un pseudo quand même un peu débile) :
« A préciser, le modèle espagnol n’a pas mis en place le bilinguisme pour le plaisir, mais par la pression de mouvements populaires et armés.
Parler de position hégémonique pour le catalan et le basque est totalement faux. Les deux, si elles sont partie intégrante de l’administration des communautés autonomes, sont loin d’être sauvées. L’espagnol reste langue première, d’Etat, pour preuve le nouveau président du Pays Basque ne parle même pas un mot d’euskara. 750.000 locuteurs sur 2,6 millions d’habitants pour ce qui est d’Hegoalde (Pays Basque Sud), c’est pas ce que j’appelle hégémonique.
Et la situation du basque et du galicien ne s’améliorera pas avec la récente victoire aux élections autonomiques du PP et du PSOE, qui remettent en partie en cause la politique linguistique menée jusqu’à maintenant. »
[2] Voir, ici aussi, la réfutation de Occitan Warrior :
« Là c’est le summum, non pas que je découvre l’argument, mais je découvre qu’il n’est pas la seule propriété des fascistes et autres réactionnaires jacobins.
Il faut une Europe unie, forte, pour lutter contre les Etats Unis ? La CNT pour le renforcement de l’Union Européenne, on croit rêver. Un basque n’aurait pas le droit de voir son identité représentée sous prétexte que sa affaiblirait le combat contre les USA. L’argument est pathétique et risible. »
[3] Il faut avouer cependant que cette élucubration géo-politique, selon laquelle les petites langues « périphériques » feraient le jeu de la langue « hyper-centrale » (l’anglais) contre les langues « super-centrales » (comme le français, l’espagnol, l’arabe, le chinois…) a trouvé la caution de quelques linguistes dont Louis-Jean Calvet (deuxième manière) est le plus fameux.
[4] Voir ici encore les remarques critiques d’Occitan Warrior :
« Ah bon ? On parle pas espagnol, on parle un langue bizarre et donc, on est impropre à la communication. Et les interprètes ça existe pas ?
Le basque exclue de fait les étrangers ? Au nom de quoi les étrangers peuvent apprendre l’espagnol mais pas le basque ? Au nom de quoi les basques doivent accueillir les étrangers chez eux dans une langue qui leur est étrangère ? »
[5] Il faudrait consacrer aux lieux communs comiques sur les bouseux et les culs-terreux dans le discours républicain de toute obédience en France l’analyse qu’elle mérite, car elle révèle évidemment le mépris social sur lequel repose les sarcasmes sur les cultures et les langues censées être propres aux paysans. Des journaux apparemment aussi irréprochables que le Canard enchaîné voire même Charlie Hebdo apparaîtraient alors sous un nouveau jour…
[6] Voir la réaction affligée d’Occitan Warrior :
« De la pure calomnie.
On a le droit de pas s'y connaître sur certains sujets, mais assener des conneries pareilles en les faisant passer comme acquises, c'est honteux.
Le mot "Occitanie" a été créé par le roi de France pour désigner ces territoires du sud. Le terme "occitan" a été employé par les félibres au XIXe siècle. Il n'a jamais existé et il n'existe pas d'occitan standard. Des normes communes d'écriture ont été reprises entre les différents dialectes, selon la première norme établit par les troubadours au Moyen-Age.
Certes, un vieux nissart aura du mal à comprendre un vieux de la montagne auvergnate -quoi de plus normal pour une langue qui n'a jamais été sous la même institution-, mais un vieux français d'un région française ne comprendra pas mieux un vieux français du Québec. Ainsi peut-on en conclure que le français n'existe pas ?
Bon y'aurait de quoi en écrire des pages et des pages, je m'arrête là parce que la connerie de la CNT m'exaspère… »
[7] En particulier un internaute signant Occitan Warrior, qui a la patience de réfuter point par point ce qu’il nomme lui-même fort justement les « conneries » de la CNT toulousaine (voir notes précédentes).
[8] Cette idée est un peu mieux développée dans le forum par un internaute signant Malval, autre « monsieur je sais tout », d’un dogmatisme assez effrayant : « Les peuples, les nations n’existent pas, il s’agit de données issues de l’idéologie bourgeoise totalement en contradiction avec l’idée de révolution socialiste ». Et, dans une autre intervention, « je considère les notions de "langue" et "culture" comme étant une mystification et une simplification du social ».
[9] Je me suis permis de corriger quelques fautes d’accord.
[10] La CNT/AIT est espérantiste, soit dans la réflexion profonde du militant toulousain « Plusieurs linguistes affirment que la seule langue que la majorité des gens puissent maîtriser en plus de leur langue maternelle, c’est l’Espéranto. La CNT-AIT s’est prononcée en faveur de l’Espéranto » affirme notre militant toulousain. On n’ose pas imaginer qu’il y ait des linguistes assez cons pour affirmer que la majorité des gens est trop con pour maîtriser une seconde langue plus complexe que l’esperanto. Il y a fort à parier qu’il s’agit là des ridicules divagations de l’auteur.