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Mescladis e còps de gula
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  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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6 novembre 2008

L’école française face aux « patois »

 

 

 A propos de : Philippe Martel, L’école française et l’occitan. Le sourd et le bègue, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2008.

 

 

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 L’école française face aux « patois »

 

 L’histoire des relations de l’école française et des langues dites « régionales », depuis les lendemains de la Révolution jusqu’à aujourd’hui est, pour qui se situe du côté des langues minorées, proprement désolante, caractérisée par le refus explicite, sans cesse réitéré, de laisser entrer les « patois » non seulement comme langues à part entière méritant d’être enseignées, mais ne serait-ce que comme outils pédagogique pour l’acquisition du français, car la pratique constante de l’administration scolaire fut et demeure l’imposition d’un voile d’ignorance sur les pratiques langagières effectives des petits français, beaucoup plus que le combat contre les patois, leur répression « entre les murs », qui a existé aussi du reste, malgré ce qu’une certaine histoire républicaine iréniste voudrait nous faire croire (voir infra). Les revendications et propositions, jusqu’à la dérisoire et malgré tout décisive loi Deixonne en 1951, n’ont pourtant pas manqué, répétées inlassablement depuis le XIXe siècle jusqu’aux débats autour de la tentative avortée d’intégration des écoles bilingues Diwan au service public, se heurtant à la réitération des mêmes blocages idéologiques, formulés aussi très exactement dans les mêmes termes, comme si les choses ne parvenaient jamais à véritablement avancer, sinon ces dernières décennies, à petits pas, alors que la mort des langues concernées s’accélère.

           C’est ce processus répétitif et exaspérant que décrit et analyse Philippe Martel dans son livre, qui réunit une série de ses articles, L’école française et l’occitan, pour lequel il ne pouvait trouver un meilleur sous-titre que celui de Le sourd et le bègue, où d’ailleurs le sourd s’avère de surcroît tout aussi bègue que son comparse[1].

            Martel montre d’abord comment l’idée de revendication scolaire ne naquit pas avec les mouvements régionalistes du XIXe siècle, mais s’insinua peu à peu dans le Félibrige et encore sans faire l’unanimité parmi les militants. Au moment de sa création, les promoteurs du Félibrige visaient tout au plus à « assurer à la langue, par leur travail d’épuration linguistique, esthétique et morale, la consolation d’une mort propre ». C’est le succès de Mirèio, en 1859 qui enhardit Mistral, en 1875 à désigner publiquement l’enseignement primaire au nombre des responsables du déclin de la langue : « aquelo lengo d’o […] à l’escolo la coursejon e ié barron la porto au nas » (« cette langue d’oc […] à l’école, ils la mettent en fuite et lui barrent la porte au nez »). Deux ans plus tard, il abordait le problème scolaire d’une manière frontale et extrêmement clairvoyante : « rapelen-nous bèn que lou gouvèr quinte que siegue, jamais aura l’idèio de douna quaucaren que ié demandon pas. Es dounc indispensable de revilha pertout, e dins tóuti li classo, lou goust emé l’ourguei de nosto parladuro » (« rappelons-nous bien que le gouvernement, quel qu’il soit, n’aura jamais l’idée de donner quelque chose qu’on ne lui demande pas. Il est donc indispensable de réveiller partout, et dans toutes les classes, le goût et l’orgueil de notre langage », cit. p. 52).

            En cela, il avait d’ailleurs eu des prédécesseur. Il faut lire en particulier le texte de la pétition au Corps Législatif déposée en 1870 par les celtisants Henri Gaidoz et Charles De Gaulle (grand oncle de l’autre) et le basquisant de Charencey, opportunément publié par Hervé Terral, dans la La Langue d’oc devant l’école[2] ouvrage qui, par sa richesse documentaire, est parfaitement complémentaire de celui de Martel. On trouve déjà dans la lettre des pétitionnaires tous les arguments inlassablement repris jusqu’à aujourd’hui, résumés ainsi par Martel : « avantages du bilinguisme, nécessité de tenir compte des langues parlées par des citoyens, intérêt culturel de l’étude de ces langues, liens éventuels avec des langues parlées par des États voisins, etc. » (p. 20). Cette initiative resta sans réponse, tuée dans l'oeuf par la guerre de 70  Les lignes inspirées du grand linguiste Michel Bréal, écrites quelques années plus tard, très favorables à la prise en compte des patois à l’école n’eurent pas plus d’écho (deux des textes de Bréal sont aussi publiés par Terral).

            La pédagogie qui a le vent en poupe sous le Troisième République est celle de l’inspecteur général Irénée Carré, dite méthode directe ou méthode naturelle, voire même « méthode maternelle », qui consiste à enseigner le français, comme s’il était langue maternelle, c’est-à-dire en faisant abstraction de l’existence de la langue première. Martel cite ces mots d’un nommé Poitrineau, inspecteur à Vannes, au sujet du petit breton bretonnant entrant à l’école : « S’il a huit ans d’âge physiquement, il en a trois à peine pour le développement intellectuel. Y a-t-il lieu, dans ces conditions, de tenir compte des quelques mots bretons qui lui ont suffi pour traîner jusque là une vie rudimentaire ? Je ne le crois pas. Mieux vaut admettre qu’il ne sait rien et commencer avec lui par le commencement, comme on fait à l’école maternelle » (cit. p. 72)[3]. Martel remarque que l’ « on ne parle […] pas des implications psychologiques d’une méthode fondée sur le refus brutal de ce que l’enfant apporte avec lui : nos inspecteurs étaient sans doute incapables de voir si loin, et qui en aurait été capable, à l’époque ? » (p. 81). Mais au fait, cela a-t-il vraiment changé ? Car les mêmes problèmes se posent avec les primo arrivants, et l’école d’aujourd’hui est tout aussi sourde aux langues que l’élève apporte avec lui que ne l'était celle de la Troisième République. Un film récent, Entre les murs, le montre bien, et d’ailleurs malgré lui, où un élève doit traduire ce que sa mère expose en bambara au conseil de discipline du collège[4] : à aucun moment il ne vient à l’idée du professeur si attentif et humaniste, François Marin, alias l'écrivain François Bégaudeau, pas plus évidemment qu’à sa hiérarchie, que la prise en compte des cultures et des langues d’origine pourrait être un outil pédagogique, y compris pour apprendre le français. Ce qui se passe hors les murs, décidément, est entièrement hors champ, hors jeu, hors circuit… Que l’on veuille m’excuser cet excursus, mais il me semble s’imposer, en ce qu’il montre combien en effet, depuis plus d’un siècle, l’école bégaie.

        Ensuite, c’est-à-dire tout au long du XXe siècle, tout n’est, en dehors de quelques événements et légers déplacements, que répétition, à commercer par les arguments des Ministres de l’éducation, des inspecteurs généraux et des membres de l’Académie française. Écoutons le ministre de Monzie, en 1925, réagissant aux revendications de la Ligue pour la langue d’oc à l’école : « Les programmes des écoles primaires sont trop chargés pour qu’il puisse être question d’autoriser les instituteurs à faire des leçons dans la langue du pays. Mon devoir est de limiter à l’essentiel ce qui doit être enseigné aux enfants. Et l’essentiel, dans l’ordre d’idées qui nous préoccupe, c’est l’enseignement du français » (cité p. 23). Programmes déjà surchargés, priorité absolue et en fait exclusive du français… combien de fois n’avons-nous pas entendu cette chanson ? Daladier, successeur de Monzie, dira qu’il ne faut pas enseigner les « patois » parce qu’il y encore trop de gens qui les parlent (p. 59). On n’utilise plus que fort rarement l’argument en France – et pour cause ! (bien qu’un élu de la Dordogne n’a pas hésité à l’employer cette année encore) – mais notons que c’est celui que l’on agite fort en Italie aujourd’hui pour s’opposer aux tentatives d’enseigner les « dialetti ».

           Il faut dire aussi que les revendications du félibrige sont à la belle époque marquées par bien des faiblesses. D’abord, comme le remarque Martel, les desiderata  sont toujours formulés au nom de la France et du français : « enseigner le dialecte, c’est d’abord améliorer l’enseignement du français, par les bienfaits d’une pédagogie de la comparaison » (p. 53). Ce à quoi Mistral avait d’ailleurs été en son temps l’un des rares à réagir : « Se deu, la lengo nostro, n’intra un jour dins lis escolo que pèr estre utilisado à l’enseignaço dóu francés, coume se fai pèr lou tudesc e coume se fai per l’aràbi, e, basto se lou prouvençau noun devié dins lis escolo servi qu’à cira li boto de son desdegnous rivau, autant vau que lou laisson, coume an fa jusquo eici, viéure per orto e pèr campèstre » (« Si notre langue doit un jour n’entrer dans les écoles que pour être utilisée à enseigner le français, comme on fait pour l’allemand et comme on fait pour l’arabe, et, en bref, si le provençal ne devait dans les écoles servir qu’à cirer les bottes de son dédaigneux rival, il vau mieux qu’on le laisse, comme on a fait jusqu’ici, vivre dehors et dans les champs », cité p. 56.)

            Martel s’arrête aussi sur le questionnaire envoyé en 1911 aux lecteurs d’une revue militante Joseph Lhermitte, dit Frère Savinien, inventeur d’une méthode pédagogique d’apprentissage conjoint du « provençal » et du français. Les questions portaient sur l’opportunité d’enseigner la langue à l’école et sur les actions à conduire pour atteindre cette fin. Parmi ceux qui répondent, certains sont plus que frileux, sinon même hostiles à l’entreprise d’une campagne pour l’introduction du provençal à l’école : « Ces réactions mitigées traduisent tout simplement la conscience chez ces hommes de l’état d’esprit de populations pour lesquelles le travail de l’école est d’enseigner le français, et qui ne voient nul intérêt à défendre l’occitan » (p. 98). Et en effet un certain Pastre rappelle que « l’immense majorité du corps enseignant est hostile à nos idées » (p. 97), ou encore, Christian de Villeneuve-Esclapon, personnage étonnant s’il en fut, constate que « dans le peuple, on regarde comme une infériorité le fait de la parler et ce préjugé est tenace » (p. 103).

            Vint la guerre et la soi-disant promotion pétainiste des patois que l’on nous fait payer si cher aujourd’hui encore. Martel remet les choses en place. L’arrêté Carcopino de décembre 1941 dit en fait seulement ceci : « Les instituteurs et les institutrices sont autorisés à organiser dans les locaux scolaires, en dehors des heures de classe, des cours facultatifs de langue dialectale (langues basque, bretonne, flamande, provençale) dont la durée ne devra pas excéder une heure et demie par semaine » (p. 27). Une heure et demie maximum d’enseignement facultatif… qui par ailleurs ne prévoyait aucune formation des maîtres, mais donna lieu à une polémique intense notamment de l’académicien Jacques Lacretelle, intitulant un article du Figaro, le 24 janvier 1942 : Le français seul ou le français langue unique. Tout un programme que ne désavouerait pas aujourd’hui nos Mélenchon ! Lacretelle mérite d’être cité : « l’idée procède sans nul doute de la politique de retour à la terre et d’enracinement qui est préconisée avec tant de raison par le gouvernement actuel. Mais la résurrection des dialectes et leur consécration officielle doivent-elles être liées à cette idée ? Pour ma part, je réponds non » (cit. p. 123). Retour à la terre, oui, mais exclusivement en français ! Martel cite également un certain Pecquard. Celui-ci, le 10 décembre 1941, posait dans le Temps un argument qui ne nous est que trop familier : « Le français, qui recule dans le monde, va-t-il reculer en France aussi ? » (ibid.). Au-delà des polémiques et de l’image désastreuse donnée pour les temps à venir de la compromission fichiste, concrètement, constate Martel, « la tardive ouverture de décembre 1941 n’ouvre en fait sur rien du tout, ne permet au mieux qu’un vague bricolage sous le signe du bénévolat » (p. 128).

           Pourtant, deux ans après la fin de la guerre, en 1947 le Parti Communiste, avec le vétéran Cachin, dépose « une proposition de résolution » en faveur de l’enseignement du breton, à laquelle s’oppose farouchement la SFIO, puis l’année suivante, une nouvelle proposition concernant le catalan. Le sénateur socialiste Lamousse, en 1950 rétorque que l’on veut développer un enseignement des langues régionales alors que les « disciplines de base sont sacrifiées [ …] que l’élève du cours moyen, le candidat à la sixième, n’est plus capable de faire une division correcte, et ne sait plus l’orthographe » (p. 33). Voilà un argument que certains avancent aujourd’hui avec la conviction qu’il est sinon nouveau en tout cas postérieur au terrible soixante-huit (persuadés que les élèves des années cinquante, c’est-à-dire eux, possédaient un niveau excellent en mathématique et en orthographe… On voit que leurs maîtres pensaient autrement…). Deixonne, député socialiste du Tarn, est en charge du dossier et désigné pour « saboter le projet », selon les termes d’une lettre qu’un ami lui adresse et auxquels il acquiesce (p. 155). Il s’exprimera même bien après, en 1988, en ces termes éloquents : « Voilà que ces messieurs ce chez les curés et de chez les apparatchiks déposent des propositions de loi pour attaquer l’œuvre de Jules Ferry, et introduire les langues régionales comme machine de guerre, comme bombe à retardement dans les écoles de la République » (p. 136). On peut être certains que de nombreux lecteurs d’aujourd’hui jugeront que la prophétie pourrait en effet bien se vérifier ; alors qu'ils devraient au contraire se rassurer, quand on voit la modestie des revendication en matière éducative des partisans des langues régionales. D’aucuns surtout diront que Deixonne est largement responsable de cette menace qui continuerait à peser sur l’école apostolique et républicaine, puisqu’il finit par proposer, comme concession la plus avancée et réfléchie, un enseignement facultatif pouvant être validé au baccalauréat.

           Les réactions violentes, à l’époque, ne manquèrent pas, comme celle, par exemple, Georges Duhamel, encore  un académicien : « si l’école communale ouvre sa porte aux dialectes et aux patois […] c’est l’esprit même de la nation qui se trouve en cause, c’est le génie même du pays que je vois menacé de décrépitude et d’anéantissement » (p. 144). Inutile de rappeler que les mêmes arguments ont été mobilisés cette année encore par l’Académie parlant d’une seule voix, pour faire barrage à une mention du patrimoine linguistique dans la Constitution (voir sur ce blog, Langues régionales : le sursaut républicain). L’un des opposants les plus virulents à la loi Deixonne fut le dialectologue de grande renommée Albert Dauzat, auquel Martel consacre un long article. Dauzat jugeait intolérable l’introduction à l’école des « patois », « qui n’ont ni valeur ni renommée universelle » (cité p. 43), ajoutant par ailleurs : « le monde s’internationalise de plus en plus. Est-ce le moment de nous recoquiller chacun dans notre canton ? » (p. 167)[5]. Voilà un argument, fermé à toute dialectique entre le local et le global, qui est aussi récurrent dans la bouche des opposants farouches à toute reconnaissance des patois. Et Martel de conclure : « l’histoire de la loi Deixonne, c’est l’extraordinaire immobilité de l’opinion française sur cette question. Une immobilité presque désespérante. Et pourtant elle est passée, cette fameuse loi » (p. 147). Elle est en effet passée, malgré l’inertie de l’opinion ; elle ne permettait que peu de choses, un préparation au bac, toujours possible aujourd’hui, mais menacée l’année prochaine de devenir purement optionnelle. Il est vrai aussi qu’elle permit un développement minimal à travers la création de capes de langues régionales, eux aussi aujourd’hui fort mal en point… Ce qui compte, écrit Martel, en guise de piètre consolation, « c’est que les langues régionales ont désormais un pied dans l’institution, une tête de pont sur le continent hostile de l’appareil éducatif » (p. 62). Voilà de quoi, hélas, entretenir la paranoïa de leurs ennemis, car il s’agit en réalité, comme on le voit tous les jours, plutôt d’un siège éjectable que d’une tête de pont.

  Entre 1951 et 2008, où l’on nous promet pour l’année prochaine une nouvelle loi, les mêmes discours ce sont évidemment répétés. Une chose surprenante et digne de réflexion est de constater que malgré l’importance prise par le mouvement occitaniste après 68, surtout avec l'organisation Lutte Occitane, celui-ci est resté foncièrement étranger à « l’élaboration d’un nouveau type de projet de politique linguistique » (p. 63) ; c’est que le combat strictement politique pour l’autonomie et pour le socialisme primait sur celui de la langue. Le mouvement, sans s’en rendre compte, sciait la branche sur laquelle il était assis.

            Les années Mitterrand, malgré les efforts de Jack Lang, ne signèrent finalement pas non plus l’ouverture que l’on pouvait attendre. Martel rappelle par exemple les réactions au rapport de Henri Giordan commandé par le Ministre de la culture en 1982 après la victoire de la gauche. Michel Debré s’était emporté à l’assemblée, le 21 avril 1982, en maniant l’amalgame de la façon la plus fielleuse pour récuser une distinction, au demeurant tout à fait légitime, de l'auteur du rapport : « L’auteur nous dit qu’il faut distinguer la citoyenneté culturelle de la citoyenneté politique. Qu’est-ce que cela signifie en bon français, si ce n’est qu’il faut distinguer désormais la citoyenneté culturelle de la citoyenneté politique. Qu’est-ce que cela signifie en bon français, si ce n’est qu’il faut distinguer désormais la citoyenneté ethnique de la citoyenneté nationale ? Or qui dit ethnie dit race, et qui dit race dit inégalité des races », autrement dit, il ne s’agit de rien moins que d’une « offensive délibérée contre la république » (cit. p. 37-39). Vous réclamez le droit de pratiquer une langue dans les institutions de la  République (alors que vous pouvez y apprendre, en théorie au moins, l’anglais et quelques autres langues étrangères) ? Vous êtes ethniciste et raciste, au bas mot… Giordan, il y a peine quelques années, lors d’un colloque organisé et publié par les affidés d’Hérodote, fut confronté à des arguments tout à fait similaires (voir sur ce blog, « Langues et territoires : la forteresse jacobine assiégée par les langues minoritaires »).

           Martel, cite aussi, a fort escient, les propos tenus dans Libération, en 1999, au sujet de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, pour évidemment justifier le refus de ratification français, par un certain François Fillon : « la question des langues régionales, écrit-il […] est, pour notre pays, un sujet anodin » ; c’est « un patrimoine certes estimable, mais qui ne mérite nullement de figurer au rang des enjeux culturels du futur » (p. 40). Et l’introduction d’une mention de patrimonialisation dans la constitution ne suffit pas à prouver une évolution sur ce point de celui qui est devenu notre premier ministre. « Ce qui apparaît à travers nos textes, remarque Martel, c’est une certaine image des « patois » : ils renvoient au passé, à la tradition, et l’avenir leur est inaccessible. D’où la référence fréquente aux « charmes savoureux » du folklore, voire des monuments locaux : le patrimoine, mais un patrimoine fossilisé. La modernité, les idées de progrès ne peuvent se dire qu’en français, pas en « patois » » (p. 45). A partir de ces justes remarques sur cette conception du patrimoine, comme passé révolu, on peut légitimement se demander si la loi annoncée représentera un réel progrès par rapport à ce qui reste aujourd’hui le seul cadre légal existant.

             Plus d’une fois, au fil de ses études, Martel renvoie à l’ouvrage important de Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries (Aubier, 1996), qui développe la thèse selon lequel « les instituteurs, proches de leurs élèves par leurs origines géographiques et sociales, ont souvent été plus tolérants qu’on ne le croit vis-à-vis des « patois » » (p. 107). Des lecteurs hâtifs de Chanet ont même prétendu que, du fait de la place importante du local dans la pédagogie républicaine, celle-ci était donc ouverte aux langues locales. La réponse est pourtant clairement exprimée dans la préface de Mona Ozouf à l’ouvrage de Chanet : « hors du litigieux problème de la langue, l’école républicaine a sans relâche magnifié la petite patrie » (souligné par Martel, p. 13). Cette exception évidemment dit tout… et la préfacière ne ressent même pas besoin d’éclairer pourquoi la langue est, comme telle, en tant que telle, un « problème litigieux »… Chanet développe surtout la théorie du dédoublement, selon laquelle, dans le résumé qu’en donne Martel, le patois « absent de l’école, aurait toute latitude de triompher au dehors, y compris dans l’oralité des maîtres eux-mêmes après leurs heures de service. Il y aurait donc une langue publique, le français, et une langue privée, le « patois », chacune dans sa sphère propre pour le plus grand bien des valeurs républicaines » (p. 117.) Cette assimilation de la laïcité républicaine des langues aux religions, complètement injustifiée, ne pouvait avoir pour les langues que des effets désastreux, parce que la notion même de langue privée est une pure fiction, une langue étant par définition partagée publiquement, sauf à n’être pas considérée comme une langue à part entière, mais justement comme une sous langue, une infra-langue, indigne d’expression publique, et c’est bien à cela qu’a servi la notion de « patois ». Et puis, il y a tout de même la remarque de bon sens que nulle révision historique ne pourra nous ôter : « Je continue à croire que le fait de ne pas tenir compte en classe de la langue réellement vivante hors de ses murs ne pouvait pas ne pas amener les enfants et leurs parents à finir par considérer comme un handicap dont il convenait de se débarrasser au plus vite » (p. 12). Quant à la répression, en particulier au fameux « signal », pédagogie de la délation s’il en fut, ce n’est pas tout de dire qu’elle n'était guère conseillée en haut lieu, car il est évident qu’en l’occurrence les « pratiques » réelles sont déterminantes (voir les textes de Mistral et de Terrade publiés par Terral au sujet du « signe », « signal » ou « symbole », que les élèves se repassait tout au long du jour, pour avoir prononcé quelques mots en patois, le dernier écopant de la punition). Et Martel a bien raison de remarquer que « ce problème a suscité bien peu d’interventions officielles ou officieuses, comme nous pouvons nous interroger sur le fait que si peu d’historiens s’y soient intéressés » (p. 113).

            L’ensemble de ce panorama historique et de ces analyses fondent ainsi Martel à conclure non par la dénonciation de l’adoption d’une pédagogie répressive mûrement pensée, mais plutôt par la constatation que « la question linguistique en France n’a absolument pas été pensée par l’école primaire ». Elle « n’a pas été pensée pédagogiquement » : « Il n’y a eu ni proscription généralisée et explicite des « patois », ni capacité à mettre au point une méthode efficace pour les utiliser dans l’enseignement, ni préparation réelle pour des enseignants appelés à fonctionner en face de petits alloglottes. Ce qui règne, c’est le bricolage, plus ou moins brutal, plus ou moins heureux, plus ou moins astucieux ». Elle « n’a pas été pensée politiquement, ni, dirions-nous, d’un point de vue civique » : « Nul ne semble s’être posé de questions sur le défi que représentait, pour la définition de la Nation Française, la coexistence possible de plusieurs langues. Ni sur la contradiction qu’il pouvait y avoir entre une affirmation généreuse mais théorique de l’égalité de tous et l’inégalité de fait que représentait la non prise en compte des langues parlées par des millions de citoyens ». Enfin, « elle n’a pas été pensée culturellement », car le patois reste le patois, y compris pour la plupart de ses défenseurs, c’est-à-dire des infra-langues inséparables d’un double déficit social et culturel (p. 114-115).

 

Jean-Pierre Cavaillé

 

 

 

bonnetdane

 

 

 


[1] Philippe Martel, L’école française et l’occitan. Le sourd et le bègue, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2008.

[2] Hervé Terral, La Langue d’oc devant l’École (1789-1951) entre lutte et répression, la place accordée à l’occitan dans l’enseignement (textes choisis), IEO éditions, Puylaurens, 2005.

[3] Martel cite une très intéressante critique de cette méthode par un pédagogue russe, du nom de Bobrovnikov, directeur de l’école normale de Kazan, publié dans la Revue Pédagogique en 1894. Le russe explique que quand « le maître a affaire à des enfants tchouvaches ou tchérémisses, il commence par leur apprendre à écrire leur propre langue en caractères cyrilliques et seulement dans un second temps intervient le russe ». En visite en Algérie il rend visite à des instituteurs français qui usent de la seule méthode naturelle : « Ils me répondirent que cette méthode [c’est-à-dire la sienne] n’était pas applicable aux Arabes, vu qu’elle pourrait avoir pour résultat d’encourager le développement de la littérature arabe » (p. 76). Cette réponse révèle évidemment une partie des non-dits de la méthode naturelle.

[4] Soit par exemple le compte-rendu d’un visionnage du film par des collégiens de Créteil sur le blog Quartier Sans Cible : « Diala, elle aussi de Créteil, demande pourquoi il n’y a pas de sous-titres pendant que la mère de Souleymane discourt dans sa langue face au conseil de discipline, et que son fils traduit. «Elle parle bambara, je tenais à dire que Souleymane traduisait parfaitement», dit-elle. La productrice explique : «Il fallait que la scène soit comme elle est vécue, des sous-titres l’auraient changée.» » La réponse est certes tout à fait justifiée du point de vue du film, mais elle nous donne évidemment à réfléchir… ce que fait, à mon sens à très bon escient, en adoptant un autre point de vue que le mien, Fulvio Caccia sur son blog. 

[5] L’article contient un centon de citations de Dauzat qui valent le détour et peuvent servir à une analyse en profondeur de la manière dont les langues minorisées sont construites comme « patois » par les linguistes entre XIXe et XXIe siècle (puisque certains s’accrochent encore à la notion). Pour bien prendre la mesure de la clairvoyance historique de Dauzat et de son attitude envers les langues, il suffit de citer ses propos sur la politique linguistique de l’URSS (l’Europe linguistique, 1940) : « L’évolution naturelle reprendra son cours en faveur d’une langue de culture unique, qui en face des patois finnois et tartares, et même de l’ukrainien si proche parent, ne pourra être que le grand russe. Il y a déjà trop de langues de culture dans le monde » (cit. p. 152). Ce qu’il pense des « patois », voués selon lui, au nom de principes « scientifiques » inamovibles, à une rapide extinction, est inséparable de son anthropologie sociale des ruraux : « On n’imagine pas combien le paysan a l’esprit lent et lourd, combien il est réfractaire à toute réflexion » (Essai de méthodologie linguistique dans le domaine des langues et des patois romans, 1906, p.260).

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Commentaires
M
Se pourrait-il d'une manière générale, que la valeur défendue officiellement , soit à ce point contraire à ce qui se passe en réalité sur le terrain? C'est UBU roi.<br /> Je suis très surpris de constater , que cette question (qui me tarabuste, à tort certainement) , n'attire pas d'interrogations?<br /> Cela voudrait-il dire , que plus "on affiche l'attachement à des valeurs" , et plus on s'en moque) Je dois dire que j'ai du mal à comprendre. Et son corollaire , "moins on en parle " et plus c'est important. Diable! <br /> Les noirs , et d'ailleurs tous les colonisés de la Terre peuvent témoigner, qu'ils n'étaient pas spécialement conviés, le jour des fêtes de la république de la liberté, de part et d'autre de l'Atlantique. <br /> Mais peut-être est-ce normal? <br /> Si c'est vrai , alors Todd c'est un nouveau Galilée.
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O
Pour avoir pratiqué un tout petit peu, à travers des études de toponymie historique, les incontournables travaux d'Albert Dauzat, je suis stupéfait de la "rusticité" de ces propos sur le monde paysan et de sa vision ingénue d'alors de l'évolution linguistique occidentale ! <br /> Il faut bien se résoudre à considérer qu'un grand savant peut se révèler à l'occasion être un drôle d'idiot ! <br /> Le coquin de sort !<br /> En tout cas, merci encore pour cet article, encore une fois, si documenté !
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L
Ben alors Sara... C'est pas si compliqué !<br /> La théorie de Todd (qui est un démographe) c'est qu'il faut mettre en parallèle le système de succession avec le système politique. L'émergence précoce de l'idéal égalitaire dans le Bassin Parisien serait dû au fait que tout les enfants mâles héritent de leur père à égalité, alors qu'en Allemagne et en Russie, c'est seulement l'aîné. Le cas anglais est particulier : le père désigne librement son héritier et peut tout aussi librement exclure les autres...<br /> Ce que Todd souligne, c'est que la France est un pays d'une diversité unique en Europe en matière de systèmes familiaux. L'Occitanie est à part, tout comme la Bretagne. En filigranes : le "nouveau régime" politique français a été fondé par Paris et son bassin, et plaqué sur les allogènes. Il me semble que Todd explique la spécificité du midi rouge par la capacité des occitans, aux structures familiales communautaires (l'aîné dirige mais il ne chasse personne de l'ostal), à recycler le modèle républicain sur un mode moins individualiste.
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S
Je comprends tout simplement pas lol :P<br /> <br /> <br /> http://san-jose-lawyers.blogspot.com/
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M
Liberté , égalité et ....choucroute.<br /> Je viens de lire le Livre de E Todd (Après la Démocratie) qui parle des fondements de la notion de Liberté , et d'Egalité.<br /> Il dit que l'épanouissement de la notion de Liberté résulte de l'organisation interne de la famille en Angleterre , aux USA , dans le bassin parisien, pays où les enfants les liaisons familiales étaient assez souples en termes d'héritage et de patrimoine , au contraire de l'Allemagne, de la Russie ,de la Chine et du Japon qui donnent encore et toujours, la priorité à des formes qui asservissent les enfants , à leurs parents. (D'ou une certaine tendance à la dictature). <br /> E Todd, en ce qui concerne l'égalité souligne l'exception notable de l'Ile de France, ou les enfants, quand ils heritent, sont traités à égalité, ce qui n'était pas le cas à l'origine des revolutions, dans le monde anglo-saxon. Et expliquerait selon lui la tièdeur des anglo saxons en terme d'égalité. <br /> Il souligne que l'établissement de la valeur Egalité aux USA, se fait à partir des Etats racistes du Sud , et largement sur le dos des noirs (mais sans le dire) .<br /> En résumé l'Egalité veut dire: tous égaux , mais, entre blancs. <br /> Il affirme, que la valeur Egalité, se fait automatiquement au dépens d'un autre groupe, qui, se trouve exclue.<br /> Bien que simplifiant outrageusement sa pensée, et certainement sans comprendre toutes les facettes de son raisonnement, il me semble interessant de se demander pourquoi les intitutions de la république ont poursuivi avec une telle continuité , une politique d'extermination des langues de ce pays. <br /> A la lumière de votre analyse, je constate un parallèle sans pouvoir l'expliciter comme il le faudrait.<br /> Ma question est simple/ <br /> Ne se pourrait-il pas, que la valeur Egalité, qui est le fondement, de l'édifice républicain, ne sous tende l'exclusion de toutes les cultures et langues minoritaires de la nation. Et qu'en somme, les occitans , bretons , catalans, corses et autres minorités, n'aient ici joué, le rôle attribué aux noirs aux USA, avec le leit motiv républicain : tous égaux mais à condition de laisser vos particuralismes aux vestiaires.<br /> Alors E Todd , qui ne retrouve pas dans le cas de la France de phénomène d'exclusion , pourrait regarder de plus près, le sort fait aux langues de la nation, et vérifier son théorème , qui est que l'établissement d'une valeur, se fait toujours au dépens (mais sans le dire) d'un , ou de plusieurs groupes jugés inférieurs.<br /> Nota ; les irlandais et les italiens ont eu beaucoup de mal, à leur début, à échapper aux groupes jugés inferieurs, en Amerique...<br /> Autre remarque: la théorie de Todd a le mérite d'expliquer les ratés continus dans la politique d'integration, dans les zones de banlieue. Le système a eu beaucoup de mal à nous digérer, occitans , basques , corses, etc..de digerer les "ritals" , les "polacks", les "espingouins", refuse les "métèques"... qui sont le groupe référent pour la valeur Egalité? Tant qu'ils ne laissent pas leur "baragouin" aux vestiaires.
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