Le théâtre populaire amateur en langue toscane (le cosidetto « vernacolo ») est d’une grande vitalité, même s’il n’y a à peu près aucune chance pour qu’un touriste, fût-il parfaitement italophone, se rende compte de son existence. A Florence, il a trouvé refuge loin du Dôme, dans de modestes salles de quartiers périphériques. Elles appartiennent à quelques unes des innombrables case del popolo qui continuent à assumer un rôle culturel et social absolument central dans la vie des habitants. Tout plus, en cherchant bien, aperçoit-on ici ou là quelques affiches rudimentaires, et c’est à peine si les spectacles sont signalés dans les journaux locaux. Deux de ces salles en particulier, la S.R.M.S. Nave a Rovezzano, Via Villamagna, et le Teatro Nuovo de Via Fanfani, où se produisent respectivement le groupe La Nave et la compagnie Il Grillo (Le Grillon), connaissent pourtant un grand succès. En effet, elles donnent chacune une comédie annuelle, pendant les quatre mois d’hiver, au rythme de deux spectacles la semaine (le samedi soir et le dimanche après-midi, soit quelque chose tout de même comme trente deux représentations, le double pour l’ensemble de l’année au Teatro Nuovo). Or, jusqu’à la dernière de la saison, les salles sont archi-combles.
J’ai assisté récemment aux spectacles donnés dans ces deux théâtres et je n’ai certes pas regretté le déplacement. Ce petit compte-rendu est celui d’un naïf, c’est-à-dire d’un curieux découvrant un monde qui lui est inconnu, dépourvu du minimum de culture appropriée qui lui permettrait de juger un tant soit peu en connaissance de cause.
La S.R.M.S. de Nave est une petite salle, passé le bar du circolo Arci. Le dimanche matin j’avais trouvé le prospectus dans la salle qui servait de vestiaire à la course pédestre organisée là[1], et dans l’odeur des pommades camphrées et les effluves des plats de pâtes généreusement distribués à l’arrivée des coureurs dans la cour adjacente, au milieux des sacs de sport et des gobelets usagés, je me demandais où, dans un bâtiment aussi étroit, pouvait bien se trouver la salle de spectacle. L’après-midi, je m’aperçus qu’elle n’était autre que le vestiaire improvisé du matin, comme par magie transformé après la course… ou plutôt restitué à sa fonction première, car dans le désordre du matin, je n’avais pas vu la scène, le rideau, ni le cadre de scène datant du premier aménagement de la salle apparemment dans les années Trente[2]. La petite salle se remplit en un clin d’œil d’un public endimanché d’âge respectable.
La pièce s’intitule : Fra le fresche frasche (on peut traduire approximativement Sous les fraîches frondaisons…), une locution italienne qui sonne bien, évocatrice de parties de campagnes et de plaisirs champêtres… Comédie délicieuse, en vérité, pleine de ces tournures proverbiales, saillies équivoques et mordantes (du genre : « la tu mamma, l’havrà presa a sassate la cicogna ! » : « ta mère as dû tirer des cailloux sur la cigogne… »), réparties et interjections qui donnent au toscan sa touche propre. Le tout servi par des acteurs irréprochables, certains mêmes excellents (en particulier Valerio Ranfagni, le metteur en scène), en parfaite syntonie avec le public. Le contraste et la confrontation entre « vernacolo » et « lingua », toscan et italien, sont eux-mêmes mis en scène, avec des effets comiques, mais surtout ils sont donnés comme une chose évidente, tellement cette rencontre est normale dans la vie courante. Aussi, le bourgeois ou le jeune qui rentre en scène en parlant italien, ou simplement un italien toscanisé, se fondent-ils parfaitement dans le décor.
Même plaisir, même complicité dans la plus grande salle du Teatro Nuovo, fréquentée, ce samedi soir, par un public cette fois de tous les âges, venu se divertir en famille. Là aussi des acteurs parfaits dans leurs rôles, une pièce hilarante et pétillante : Contesto perché voglio con…te…stare (Je conteste parce que je veux [littéralement] avec toi rester : con te stare), une intrigue aussi tirée par les cheveux que le titre, ayant pour cadre une sorte d’agence matrimoniale où se croisent des personnages loufoques et caricaturaux : une mégère, son mari dominé (Sergio Forconi, remarquable), un employé de maison bègue, un faux prêtre, etc.
Sergio Forconi
La pièce du théâtre de Nave, Fra le fresche frasche, présente du reste à peu près les mêmes types et les mêmes formes de jeu et elle aussi consiste fait se succéder des péripéties abracadabrantes dans une agence (l’agence est le lieu idéal de ce genre de comédie, qui permet de faire se rencontrer des personnages inconnus les uns aux autres en chemin vers la reconnaissance finale). Mais cette fois il s'agit d'une agence de détectives privés (l’agence Centocchi = Centyeux), dont le travail principal consiste à traquer les couples illégitimes et rechercher des disparus volontaires… Une intrigue d’une complication absolue, où tout finit par se dénouer, grâce aux confessions qu'une dame fait de ses égarements successifs… sous les fresche frasche. L’histoire se déroule, précise la petite feuille de programme, à l’« époque actuelle ». Disons tout de même que les types sociaux (celui d’abord de la fille mère, mais aussi du mari jaloux) et leurs relations n’ont plus grand chose d’actuel, plus rien même, mais c’est manifestement cette inactualité qui enchante le public, la transposition aritficielle de l'’univers des comédies de mœurs d'antan à des situations vaguement contemporaines.
Même chose dans l’autre pièce, tirée librement d’une comédie de l’acteur Raul Bulgherini : Reverendo la si spogli (Mon Père, déshabillez-vous). S’il y a bien quelques personnages « modernes », comme celui d’une jeune fille « contestataire » s'exprimant au début de la pièce dans un jargon revendicatif, la trame est celle de la comédie de toujours, c’est-à-dire d’autrefois : des parents (en l’occurrence une mère) s’opposant aux choix amoureux et matrimoniaux de leurs enfants. Cette situation a beau être désormais privée de toute vraisemblance, elle continue pourtant à fonctionner et à faire rire par son caractère topique. De toute façon elle n’a aucune importance en elle-même ; l’important étant le jeu des travestis, de la caricature et surtout de la bonne répartie.
Le programme de Fra le fresche frasche donne sur la pièce une information intéressante : elle est en fait l’adaptation en toscan d’une comédie napolitaine : Per mezz’ora di sfizio (Pour une demi-heure d’amusement), écrit en 1985 par un auteur au nom pourtant fort peu napolitain : Samy Fayad. Et en effet, Fayad était un libanais né à Paris, ayant passé une partie de son enfance au Venezuela, puis installé à Naples, où il composa pour le théâtre et la radio de nombreuses comédies à grand succès, abondamment représentées et traduites en diverses langues. Parmi ces langues - il suffit d’aller questionner sur ce point votre moteur de recherche préféré -, figurent en première place les « dialectes » d’Italie. Ces dernières années en effet, cette pièce, comme d’autres du même auteur (Il Papocchio, Cose turche, Come si rapina una banca, Il settimo si riposò), n'a cessé d’être adaptée en de nombreux idiomes de la péninsule : Vénétie, Lombardie, Ferrare, Molise, Sicile… Le phénomène est vraiment étonnant et mériterait en lui-même d’être étudié, et le fait même qu’un immigré d’origine libanaise ait ainsi trouvé une forme de comédie qui plaise à ce point aux compagnies d'amateurs dédiées au théâtre dit d’expression « vernaculaire » est beau sujet de réflexion. Cette dialectique du global et du local, cet usage aussi d’une trame comique comme support pour le jeu de chaque langue particulière, sont formidablement intéressants.
Alessandro Paci dans Quei bravi racazzi
Ces comédies ont beau être très conventionnelles et surannées (appréciation toute subjective), elles sont d’excellents cadres où les langues élisent domicile et festoient. Dans tous les cas, un abîme sépare ces comédies, finement composées et interprétées, des prestations souvent affligeantes des comiques toscans à la mode. Par curiosité et aussi un peu par souci d’exhaustivité, j'ai en effet assisté au show de deux comiques fétiches de la scène florentine, Massimo Ceccherini et Alessandro Paci, dans la très grande salle, absolument bondée, du Saschall. Le spectacle s’intitulait : Quei bravi racazzi (quelque chose comme Ces gentils garcons, racazzi étant un mot valise à partir de ragazzi = garçons et de cazzi = bites, mais comme dit une très bonne chanson, « Gare aux cons, gare aux cons, qui ont perdu leurs cédille »). Ces gentils garçons donc, sont connus, entre autres choses, pour leur participation à un Pinocchio culte qui avait rassemblé en 1998 une bonne partie du groupe des comiques florentins, pami lesquels l’excellent Carlo Monni. Dans ce Pinocchio, dont on se prête la cassette ou le dvd dans tous les milieux florentins, des moments d’irrésistible trivialité et d’improvisation parfaitement réussis voisinaient avec de long temps morts, d'un mortel ennui, du moins à l'écran… Le spectacle de Ceccherini et Pace, absolument nul, est composé exclusivement de ces temps morts où il ne se passe et ne se dit rien, en dehors de la profération de quelques « cazzo » (bite), « trombare » (« baiser) et « troia » (« salope »), c’est-à-dire les quelques mots bannies par la « vieille » comédie, soucieuse de correction. Mais là, pour le coup, il ne reste que les obscénités et il manque tout le reste, à commencer par une quelconque trame. Celle-ci se résume au projet de Ceccherini de monter un spectacle avec son vieux comparse Paci, « sul sesso » (« sur le sexe »). Celui-ci refuse, par souci d’honorabilité (il a une famille, des enfants, etc.), puis finit par accepter car il a les travaux de sa maison à payer ; chaque fois que Ceccherini exige de lui de s’enfoncer un peu plus dans l’infamie (se mettre à poil, se couvrir de latex, etc) et qu’il veut dire non, sa femme apparaît sur un écran géant pour lui rappeler que tel ou tel artisan réclame son argent... Mais en dehors de cette énorme ficelle, de quelques petits sketchs et de rares effets de mime, rien ; aucun souffle, aucun contenu, aucun travail de langage, aucune mise en scène, aucun décor, aucune préparation. Les deux acteurs essaient désespérément de se montrer intéressants en prononçant le plus souvent possible les trois vocables déjà cités, assortis de quelques bribes de « vernaculaires » d’une pauvreté abyssale, le tout sous des déguisements débiles (sado-maso, en forme de bite, etc.). Tout cela ne serait rien – c’est le cas de le dire – si le public (dont le nombres équivalait au moins à celui des trente-deux représentations du théâtre de Nave, d’ailleurs tout voisin, et qui remplissait sans doute ce même samedi soir vaillamment ses cent petites chaises), surtout des jeunes et des adolescents, au lieu de siffler, comme il aurait été sain et naturel, semblait en extase… Et déjà, de toute façon, à la seule vue des deux compères, qui n’ont d’ailleurs pas même hésité à se vanter d’avoir fait payer 24 euros aux spectateurs sans avoir quoi que ce soit d’intéressant à leur dire et à leur montrer. Phénomène étrange et inquiétant, là où vraiment l’imposture et le vol sont manifestes, que de voir sortir tous ces gens manifestement presque aussi satisfaits de leur soirée que s’ils venaient d'assister à la victoire de leur équipe préférée (la Viola évidemment). Je me suis vraiment demandé quelle « éducation » avait bien pu rendre leur cerveau disponible à se régaler de ce niveau zéro du comique et du théâtre. Je ne crois pas me tromper en imputant cette préparation mentale aux programmes télévisuels de divertissement (qui atteignent souvent ici un pic de nullité indépassable) et aux jeux de téléréalité (Ceccherini a d’ailleurs participé récemment à l’Isola dei famosi) y sont pour beaucoup. Le seul point positif du spectacle fut la brève apparition, après la fin du show, de Carlo Monni, récitant, sans mentionner ni titre ni auteur, trois des Dubbi amorosi de l’Arétin, divine confiture pour les cochons.
On peut nourrir bien des perplexités pour la comédie vernaculaire "à la papa", si je puis dire, mais elle témoigne sans discussion possible d’un degré infiniment supérieur d’élévation sur tous les plans, esthétique, linguistique, humoristique, etc. La mésaventure enfin de cette visite aux comiques toscans montre, pour ceux qui en douteraient, que les langues secondes et minoritaires ne sont en rien à l’abri de l’afflux massif de la connerie télévisuelle première et majoritaire.
JP C
[1] Ces courses fournissent de très bonnes occasions pour entendre parler le toscan. Elles font je crois véritablement partie du paysage des périphéries florentines. C’est pourquoi, tout naturellement, on en voit passer et repasser une au début de Berlinguer ti voglio bene, film, on ne le dira jamais assez, d’une authenticité ethnologique à toute épreuve.
[2] Je lis sur le site de Pan nostrale que, dès cette date, le théâtre de Nave eut la vocation de représenter des pièces en vernacolo.