L’argot, l’occitan et les philologues
A propos de Florian Vernet, Que dalle ! Quand l’argot parle occitan, IEO edicions, 2007.
La publication de ce petit livre réjouissant est pour nous très importante, parce qu’elle participe au travail de désaliénation de la langue occitane. En effet, le contact prolongé du français et de l’occitan, dans le cadre diglossique (rapport de langue dominante / dominée) que l’on connaît, implique nécessairement de très nombreux échanges lexicaux, et cela bien sûr dans les deux sens. Il est particulièrement intéressant de montrer que l’occitan a donné de nombreux mots au français, et pas seulement le fameux « amour » célébré cette année comme l’un des dix mots migrateurs retenus par la Semaine de la langue française (voir la critique, sur ce blog). Ce livre en forme de glossaire montre que l’occitan a, entre autres choses, infesté l’argot issu ou/et attribué au "milieu" francophone.
Il est vrai que pour nombre de ces mots, c’est à peine si l’on pouvait se poser la question : « cagnard », « carne », « cavaler », « cramer », « dépatouiller », « s’esbigner », « escagasser », « escanner », « escarper », « esquinter », « mitan », « panade », « resquiller » pour ne citer que quelques exemples, sentent l’occitan à plein nez… et en sont en fait des transpositions directes. Mais pour ces vocables mêmes dont la dérivation occitane est la plus évidente, on pourrait pourtant finir par en douter, car les dictionnaires étymologiques français n’en veulent très généralement rien savoir, préférant systématiquement renvoyer à des termes italiens ou espagnols ou alors se livrer à des contorsions fantastiques pour éviter de rencontrer une langue pourtant longtemps connue de tous sur un bon tiers de l’hexagone. En fait, tout simplement, ces instruments de la langue française le connaissent pas et ne veulent pas connaître, reconnaître l’occitan là même où sa présence est la plus éclatante. Il serait en effet absurde d’imaginer un complot des philologues. La chose est en réalité beaucoup plus grave. La langue, cette langue, n’est pas, ne peut, ne saurait être visible, audible dans le français, sans doute parce qu’elle n’est pas même identifiée clairement comme langue par ces éminents érudits, et l’on ne saurait aller donc chercher des mots ou des expressions dans une langue qui n’existe pas. Quand on ne peut renvoyer un vocable à une langue romane noble, ou la donner comme dérivée de quelque parler d’oïl, ou en tout cas du nord du pays, cette langue du sud ne peut apparaître que sous forme de bouts, de morceaux, d’éclats qui ne font pas « une » langue : la désignation même n’est d’ailleurs jamais « occitan ». Soit par exemple « s’esbigner » (au sens de décamper) est renvoyé par le Petit Robert à « sbignare » argot italien, au sens de « s’enfuir de la vigne » ; « escarpe » au sens de vol ou meurtre, s’y trouve dérivé de l’ancien argot « escarper », « merid. escarpi » ; « esquinter » est attribué au « prov. mod. esquinta », etc. il suffit d’aller voir du reste la liste des abréviations fournie par le dictionnaire : on y trouve « merid. », « gasc. », « prov. », « langued. », mais pas « oc. », il n’y a pas d’occitan pour le Petit Robert, en tout cas comme origine possible d’un terme, et jamais bien sûr un mot repéré par l’une de ses abréviations n’est donné en graphie classique, dans un ouvrage qui sert pourtant de référence en matière de correction orthographique. Et notons bien que cette dispersion n’est pas à la faveur d’une identification plus fine (dialectale) des sources : « esquinter » se dit dans toutes les zones occitanes et pas seulement en provençal, « merid. », qui ne désigne même pas une langue, mais une inflexion méridionale du français, ne brille évidemment guère par sa précision, etc. etc. D’ailleurs, le même dictionnaire, du moins dans l’édition un peu ancienne que je possède (1985), présente une bien étrange définition de l’adjectif « occitan », qu’il faudra qu’on m’explique : « Ling. relatif aux parlers français de langue d’oc »… Notons au passage que même si l’adjectif « français » voulait renvoyer maladroitement ici à la situation hexagonale de la langue d’oc, la définition serait fausse, puisque comme chacun sait l’occitan ne s’arrête pas aux frontières nationales (Val d’Aran en Espagne, Valadas italiennes…).
Je remercie donc infiniment Florian Vernet de m’avoir conduit à y regarder de plus près. Il faut dire que sa moisson est considérable, accompagnée d’un sottisier tiré du très sérieux (çò ditz !) Dictionnaire de l’argot français et de ses origines par J.-P. Colin, J.-P. Mével et Ch. Leclère, Larousse 2001. Le pompon revient à l’entrée « Dégun » pour « Quelqu’un » (en argot francitan) avec la simple mention « origine inconnue, avant 1955 », alors que s’impose évidemment le « Degun/ deguns / degus/ digus », selon les variantes, au sens de « personne » (nobody), dans l’expression « pas degun » ! Incidemment du reste, cette entrée nous ramène à un tout autre sujet, celui des inventions lexicales de Panoccitan.org qui s’entête à dire « degun », en occitan, pour… « quelqu’un » et non pas seulement « personne » contre tout usage. Or voilà que l’argot français semble donner raison à ces divagations linguistiques ![1] L’argot français, certes, mais pas l’occitan, où il y a intérêt évidemment à continuer à distinguer « quelqu’un » et « personne ». Peut-être d’ailleurs cette bizarrerie provient-elle, à l’insu même de son promoteur, de l’argot français… mais l’occitan n’a rien à y gagner et de toute façon, l’usage fait la langue et non les fantaisies du panoccitanisme. Pour finir, il y a fort à penser qu’à l’origine, dans son emploi français ou plutôt francitan, dégun était un usage humoristique et donc tout à fait conscient et délibéré de la formule consacrée : « pas degun », qui veut dire personne, donc si l’on veut « pas quelqu’un », d’où l’usage humouristique ou ironique, comme on voudra, de « degun » pour « quelqu’un » (voir par exemple ci-après la bd d’Ucciani). Mais ce qui peut faire rire un francitan devient foutrement sérieux dans la bouche d’un panoccitan !
Je ferme la parenthèse, pour reprendre le livre très instructif de Vernet. En effet pas mal de ses entrées semblent s’imposer d’elles-mêmes, après coup, encore fallait-il y penser et, comme on l’a dit, vouloir, y penser. Que « dare-dare » vienne de « d’ara d’ara » (littéralement « maintenant maintenant »), car « la répétition des adjectifs et des adverbes fonctionne en occitan comme procédé intensif », est une explication extrêmement probable, sinon certaine, là où petit Robert, indique un lapidaire o. i. (origine inconnue).
Pour « que dalle », qui a les honneurs du titre, l’origine occitane est inattendue et fort tentante : la locution « que d’ala » est en effet attestée en argot marseillais depuis 1881 et signifie, littéralement, « que de l’aile », c’est-à-dire pas grand chose à manger. Petit Robert donne « dal » et 1884 comme date, faisant dériver le mot de « dail », en citant comme seule explication « daye dan daye » (au sens de « lon-lan-lère » !) trouvé dans une chanson du XVIIe siècle ! Pourquoi « que dalle » ? Parce que « daye dan daye »… Lumineux, n’est-ce pas ? Décidé à me divertir tout en m’instruisant, j’ai été voir le Dictionnaire du français non conventionnel, de J. Cellard et d’A. Rey (1980), lui aussi considéré comme un outils fort sérieux. Il donne aussi « dail » comme origine et cite « je n’entrave que le dail », datée 1829, en renvoyant au nom évasif de Esnault. Il s’agit sans doute Gaston Esnault, l’auteur entre autres de la Bibliographie raisonnée de l’argot et de la langue verte en France (1901). Celui-ci a probablement trouvé lui-même la citation chez Hugo, qui la présente dans le fameux chapitre sur l’argot de Notre Dame de Paris (1831) comme un exemple d’argot déjà ancien. Phrase du reste fort belle : « Je n'entrave que le dail comment meck, le daron des orgues, peut atiger ses mômes et ses momignards et les locher criblant sans être atigé lui-même » (« Je ne comprends pas comment Dieu, le père des hommes, peut torturer ses enfants et ses petits-enfants et les entendre crier sans être torturé lui-même »). « Je n’entrave que dail », « je n’entrave que dalle », la rencontre est troublante… Pour autant les élucubrations du Dictionnaire du français non conventionnel sur « dail » ne sont guère satisfaisantes : « Probablement du verbe dailler, « se moquer de » en emploi transitif, ou « bavarder », « échanger des plaisanteries (plus ou moins à double sens) » en emploi intransitif ; dailler, dayer, ou daïer, et dalier, constituent une constellation ancienne, essentiellement lorraine dans sa diffusion et d’un emploi très général […] le T.L.F., s. v. dailler, cite un texte de Moselly (« aller dailler le soir aux fenêtres (des jeunes filles) »), et un autre de M. Barrès (« C’était une véritable séance de daïe où François daïait la religieuse ») […] la citation de M. Barrès confirme que dail ou daille était encore d’un usage largement répandu (et non argotique) en Lorraine au début de ce siècle. Celle de Moselly confirme de son côté que le daille est une plaisanterie galante. Des emplois tels que : « Je (tu) ne comprends pas le dail ? » ont pu être fréquents dans ce contexte, et mener aux emplois étudiés ici. Mais le détail de cette évolution ne nous est pas connu ». On le voit, beaucoup de spéculations pour une maigre résultat…
N’empêche qu’on ne peut pas, me semble-t-il, ne pas tenir compte de la phrase citée par Hugo et, du coup, la démarche de Vernet montre ici une faiblesse, ou en tout cas une limite. Ce qu’il faut expliquer est surtout, pour le français, le passage de dail » à « dalle », et l’intervention de l’occitan pourrait en effet être éclairante… Je ne sais pas du tout si cette supposition a une quelconque valeur, mais en tous cas, elle nous invite à considérer les choses d’une manière moins unilatérale que ne le fait Vernet qui, pour chacun de ses mots essaie (au moins la plupart du temps), de montrer qu’il « vient » de l’occitan, alors que cet exemple, comme d’autres, permet plutôt de suivre une circulation des termes et des expressions, par exemple du mosellan au français et à l’occitan, avec retours et reprises, accompagnés de transformations phonétiques mais aussi de rencontres sémantiques imprévues. Ainsi de nombreux mots dans lesquels on doit convenir qu’il y a de l’occitan, mais aussi autre chose : que « pègre » ait à voir avec la pega (poix puis confrérie des malfaiteurs à Marseille au XIXe siècle) est une évidence, mais dès la fin du XVIIIe siècle le « peigre » est déjà le voleur attesté en ancien français au sens de lâche, fainéant, comme terme dérivé du latin piger, paresseux. Bref, il me semble que les circuits sont complexes, engagent souvent plusieurs langues dans la durée, et il est passionnant d’accompagner ces pérégrinations à sauts et à gambades d’une langue l’autre afin de montrer, non seulement que le français s’est nourri de l’occitan (et réciproquement), mais que leurs rapports mutuels font intervenir d’autres langues (cela est évidemment bien différent que de ramener obstinément, comme le font les dictionnaires, les termes des langues minorisées aux grandes langues nationales, comme lorsque le Dictionnaire du français non conventionnel fait « dériver » obligatoirement « dail » du verbe allemand « dalhen »)[2]. Il s’agit de relations dynamiques, jamais stabilisées, ou plutôt la seule stabilisation possible est celle de la mort de l’une des langues partenaires des jeux de contact.
Vernet montre la vitalité actuelle de l’occitan dans le français, là où la plupart des dictionnaires étymologiques ne reconnaissent même pas son existence et créant, avec leur propre outils, le mythe d’une langue qui, lorsqu’elle n’a pas affaire qu’à elle-même (renvoyant à sa propre histoire au prix des contorsions les plus étonnantes), soit traite directement et sans médiation avec le latin, soit – à tout seigneur tout honneur – n’échange qu’avec les « grandes » langues nationales ses voisines. Dans cette perspective, même la « pègre », dont Vernet montre à quel point l’argot qui lui est attaché (non sans une dose importante d’artifice du reste) est lié à Marseille (et donc bien évidemment au provençal), puiserait l’essentiel de son vocabulaire chez Dante et Cervantès…
Jean-Pierre Cavaillé
[1] Divagations pour « degun » sans aucun doute : non seulement, dans le dictionnaire en ligne, on trouve, «degun nom m. personne nom f. [...] degunal, degunala adj. personnel degunalament adv. individuellement degunalejar verbe / verbe pr. personnaliser degunaletat nom f. personnalité degunament adv. aucunement degunatge nom m.» ! J’ai laissé les couleurs originales, c’est plus visible et plus drôle !!! Aucun de ces mots n’existe évidemment en dehors de ce dictionnaire et des textes éventuels des pauvres néophytes qui s’y laisseraient prendre.
[2] Ce dictionnaire, comme les autres, rechigne à reconnaître des origines occitanes aux mots les plus attestés. Pour « mitan » par exemple, il dit sans plus « transposition du milieu ». Mais comment ? « Estouffarès », au sens de voler, dérober (utiliser au seul infinitif) vient de « étouffer, avec une modification initiale volontaire. Cf. une estouffade de bœuf »… évidemment le préfixe « es » n’est pas perçu comme typiquement occitan, ainsi il est dit « faire problème » pour rendre compte de « estourbir » et « esquinter » ; « estancot », pour boutique, magasin, est sensé venir de l’espagnol « estanco », etc. Rions un bon coup pour « sègue » (masturbation masculine) : « on peut penser à une forme régionale (méridionale ?) de sèche désignant logiquement la masturbation, par opposition au coït « humide ». Hé non ! « sèche » ne se dit pas « sègue » dans le méridion, en aucun cas. Mais « segar », comme le rappelle Vernet, est « l’action de faucher, la moisson » en occitan, comme en toscan du reste (le « segaiolo » étant ce que l’on appelle en français « un branleur »).