Raymond Chabbert, Lire et écrire l’occitan. Gascon. Limousin. Auvergnat. Languedocien. Provençal. Alpin, Préface de Jòrdi Blanc, Valence d’Albigeois, Vent Terral, 2005.

 

Chabert

Ce petit guide du regretté Raymond Chabbert, disparu l'année de sa parution, est très utile et très précieux pour qui veut passer de la parole à la lecture et à l’écriture en graphie classique de l’occitan languedocien, essentiellement considéré d’ailleurs dans ses parlers tarnais. Le sous-titre en effet promet beaucoup plus que n'offre réellement le livre, qui consacre moins de 10 pages aux autres dialectes occitans. Certainement les règles de graphie, comme on le sait, sont interdialectales, et Jòrdi Blanc peut écrire en introduction que ce livre apporte « les quelques règles de base faciles à pratiquer qui devraient être acquises et assimilées dès la petite enfance et qui vous permettront d’accéder aussi bien à langue d’oc ancienne qu’à ses variétés dialectales ». Mais l’albigeois que je suis (mâtiné de caussadais) y a retrouvé ses biaisses de dire, et ceux de tous ses voisins proches, car l’attention de Chabbert à la langue parlée, saisie dans ses variantes, est extrême, d’une grande finesse, et toutes les explications grammaticales sont à la fois limpides et immédiatement applicables. La logique de l’accentuation, somme toute simple, est parfaitement raisonnée, et chemin faisant on apprend même du vocabulaire (ah la poésie des élisions, des aphérèses et des enclises !). Ce livre est aussi un plaidoyer argumenté, avec maint exemple à l’appui, pour la graphie classique, généralement très convainquant.

Cependant, à l’ignorant de grammaire que je suis, une chose est apparue clairement, que je ne saisissais jusqu’alors que confusément : si l’occitan, dans sa graphie classique, tout en étant infiniment plus simple que le français, n’est pas si facile qu’il pourrait l’être à écrire (c’est-à-dire aussi facile que ne le sont certaines autres langues cousines, comme l’italien), c’est que l’histoire de la langue parlée d’une part et l’étymologie de l’autre y jouent des rôles très importants. Soit par exemple, pour illustrer le premier point, l’explication pour laquelle il faut distinguer les mots terminant par « ieu » de ceux finissant par « iu », qui se prononcent en languedocien central de manière identique [íu]. En effet « ieu » (« romieu, Dieu, Matieu, Andrieu ») provient de la triphtongaison de « èu » : « è » s’est fermé, puis effacé (les formes « romèu », etc. existent d’ailleurs encore), ce qui explique que l’on doive les distinguer des mots en « iu » comme « riu », « viu », « estiu »… d’autant que dans certains parlers ces mots font entendre le son [yéou] : « La langue écrite, dit Chabbert, rejette ces confusions » (p. 46)… certes, mais le locuteur, lui, admettons-le, peut aisément se confondre. Soit, pour illustrer le second point (l’étymologie) ce qui se passe pour les mots de formation savantes « restés fidèles à certaines graphies d’origine : « sciéncia, excedent », ou « comptar » à côté de « contar » qui se prononcent pourtant pareil. « Ces graphies ne peuvent nous surprendre », écrit Chabbert. Elles surprendraient plus d’un non francophone ! Si elles nous paraissent sinon évidentes, ou du moins familières, c’est que nous savons déjà écrire le français. Mais il me semble que l’on ne peut résonner ainsi, et que « contar » pour « compter » serait tout aussi clair (parce que évidemment le contexte suffit à éclairer le sens d’un mot).

Je ne dis pas cela dans une volonté de critiquer, rejeter ou même d’amender la graphie classique, je n’ai certes pas cette prétention ni la compétence, mais simplement pour poser une question, peut-être non avenue ; à savoir si le code de base de la graphie classique ne pourrait pas rendre compte plus précisément des différences de prononciation si elle se souciait moins de l’histoire et de l’étymologie ? Il est une affaire entendue que « l’orthographe est le support de toutes les prononciations », mais cette différence parfois très grande entre le support et la prononciation (ceci dit au sein du code classique et sans référence aucune au code du français) n’est pas sans effet sur les prononciations elles-mêmes. Que vaut-il mieux : plus de fidélité dans la transcription des différences de prononciation (et donc plus de différences, c’est certain dans l’écriture d’un parler à l’autre) ou plus d’unité dans l’écriture intra et interdialectale ? Qui n’a pas constaté cette tendance, chez les néo-occitans qui parlent la langue à partir de sa connaissance écrite, une sorte de tropisme du code écrit sur la prononciation ? J’en suis moi-même fréquemment la victime, comme me le fit remarquer un de ces jours Pierre Barral pour l’article défini pluriel : « las » dans « « las vacas » par exemple, ne se prononçait nulle part comme un « s » dur, ce qui devient pourtant le cas[1]. Mais la chose surprenante, c’est que Chabbert lui-même, qui est si attentif aux différences de prononciation, considère qu’il est souhaitable que l’unification par l’écriture entraîne des changements de prononciation : « il est probable que la connaissance de la langue écrite entraînera la disparition de certaines assimilations de consonnes et de certaines autres particularités phonétiques précédemment mentionnées et que la prononciation tendra sur certains points à se rapprocher de l’orthographe » (p. 88) Le mouvement est clairement en marche et même fort rapide, et il me semble bien dommage que l’on ne puisse pas sauver plus de particularités orales dans l’écriture, que j’ai pu retrouver dans ma mémoire, grâce au livre de Chabbert, qui en fait un inventaire savant.

Ce qui justifie l’insouciance ou plutôt l’optimisme de Chabbert sur ce point, c’est que l’écriture classique renoue avec la graphie médiévale ; ainsi peut-il parler de « forme authentique » de l’écriture de l’occitan ou de « véritable orthographe » (lorsqu’il évoque « la longue période au cours de laquelle la langue n’a pas été enseignée et n’a pas été écrite ni lue dans sa véritable orthographe », p. 80). Là, je suis moins sûr de me tromper en affirmant mon désaccord : il n’y a pas d’orthographe véritable et authentique ; la preuve étant qu’il est toujours possible de changer de code orthographique, ou de le réformer radicalement, sans rien changer à la langue parlée. Et en effet il me semble que la graphie classique est trop souvent tributaire d’un mythe de l’origine, selon lequel la langue d’òc véritable et authentique serait celle des troubadours. Ce qui évidemment est une pure projection idéologique, tout à fait comparable à celle consistant à dire que le français authentique est celui de Molière et de Racine. Une langue est partout authentique et partout impure. Chabbert choyait le projet de rendre à l’occitan non seulement sa dignité perdue (sur ce point nous sommes tous d’accord), mais – ce qui est bien autre chose – de lui restituer son authenticité médiévale dans et par la graphie classique. Ce motif est associé chez lui à un autre, tout aussi gênant : la hiérarchie qu’il établit de fait entre le languedocien central (re-centralisé sur le Tarn !) et les autres dialectes. Non seulement, il serait en effet « le plus solide dans ses sons et ses structures, le plus directement accessible à l’ensemble des Occitans et des Catalans » (p. 93), ce qui est fort indélicat pour les autres formes d'occitan (et sans doute contestable), mais il écrit aussi que « le languedocien est le dialecte qui s’éloigne le moins de l’occitan classique du Moyen-Âge » (p. 93), alors que l'on sait bien que l'occitan est divisé en dialectes dès l'origine, grâce justement aux textes qui, comme l'écrit Philippe Martel, «confirment que les grands traits des groupes de parlers actuels sont déjà fixés » (« L'occitanie, la france, hier et aujourd'hui », in G. Mandon (dir.), Périgord, Occitan et langues de France, Périgeux, Copédit, 2005, p. 135).

 

J.-P. Cavaillé

 

 


 

[1] Pire, mais c’est un tout autre problème, derrière la graphie classique, le code de lecture à la française continue de fait à exercer un très grand tropisme. Ils sont charmants les petits de la calandreta la Còsta Pavada à Toulouse, mais tout le monde peut constater, sur les nombreuses vidéos qui les ont repris durant la manif de Béziers du 17 mars, qu’ils disent bien « anèm òc, per la lenga òccitana »,  transposition du français (écrit ? parlé ?)  "occitane".