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Mescladis e còps de gula
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  • blog dédié aux cultures et langues minorées en général et à l'occitan en particulier. On y adopte une approche à la fois militante et réflexive et, dans tous les cas, résolument critique. Langues d'usage : français, occitan et italien.
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7 août 2006

Dialectophones, femmes et nègres, même combat !

contadinelombarde

Paysannes bergamasques, Val Brembana, Goglio, Eugenio, 1900-1910

 

Dialectophones, femmes et nègres, même combat !

Francesco Sabatini enseigne l’histoire de la langue italienne et des dialectes parlés en Italie, il est président de l’Accademia della Crusca, un peu l’équivalent de l’Académie française, qui veille à trier la bonne farine du mauvais son (la crusca). On ne s’étonnera pas si, pour lui, les « dialectes » ne sauraient avoir d’avenir. A la question (débile) de savoir ce qu’il advient d’eux à l’ère de l’internet, il répond sans hésiter qu’ils ne sont pas même « outillés » pour « l’art, le théâtre ou la poésie », au mépris de la réalité factuelle, puisqu’il existe en Italie une littérature dialectale considérable, dont Pasolini a montré la richesse et l’importance. Voilà ce que l’académicien dit exactement dans une interview de 2001 : « les dialectes sont partie intégrante de notre histoire sociale : ils ont leur tradition et leur savoir mais ne sont pas des langues outillées pour l’art, le théâtre ou la poésie. Leur fonction est très réduite. Dans la science, dans l’historiographie on ne peut utiliser le dialecte »[1]. Dire qu’ils font partie de l’histoire sociale, dans ce contexte, revient à dire qu’ils ne font pas vraiment partie de l’histoire culturelle, et pas du tout de l’histoire des savoirs qui comptent, ni de celle des beaux arts, le beau en art étant évidemment défini par ceux qui le produisent dans « la belle langue ». En la matière, où il s’agit d’asséner l’idéologie officielle du monisme linguistique, on n’en est pas à un cercle vicieux près. La fonction des dialectes est des plus réduites, affirme-t-il : il semble vouloir dire par là que leur usage est purement social, à la différence de la belle langue, qui elle, bien sûr, transcende le social ; de plus, dans le social, le dialecte se limitant à dire les petits travaux des petites gens et il est donc démuni de tout « outillage » pour exprimer les grandes œuvres des grands hommes : l’art, la technique et la science. Disant cela, Sabatini essentialise ce qu’il affirme pourtant relever du social, puisqu’il décrète que le dialecte, ne peut pas, n’est pas capable, par nature donc, de science et d’art. Le professeur d’histoire de la langue – mais les Sabatini sont légion, dans nos contrées, le ministre Claude Allègre prétendait naguère la même chose : le patois est bon pour garder les chèvres – est le premier à savoir que l’italien (le toscan promu au statut de langue nationale), comme le français, n’est rien d’autre qu’un patois latin qui pour des raisons strictement politiques s’est imposé comme langue de la culture « noble », de l’administration, de l’éducation, etc. Il sait très bien qu’une langue est ce que l’on en fait et, qu’en la matière seules comptent l’audace des locuteurs et celle des scripteurs, hardiesses culturelles et bien sûr politiques, car l’un ne va pas sans l’autre, comme il le montre si bien dans ses travaux. Les outils sont à portée de main, dans les langues « riches » : il suffit de les voler, de se les approprier, il suffit, surtout, et c’est le plus difficile, de s’affranchir de la sujétion invétérée, de récuser le statut de minorité, car il est possible d’écrire sur tout et de tout en n’importe quelle langue, et là où les locuteurs se sont libérés de leur état de minorité – en Catalogne massivement par exemple, en Occitanie, en Bretagne beaucoup plus modestement, où ils se sont attaqués aux genres « nobles » – c’est ce qu’ils font, le plus naturellement du monde. En fait le professeur Sabatini traite les dialectes exactement comme on a pendant des siècles traité les femmes ou les nègres : en essentialisant, en naturalisant ce qui relève de leur état de sujétion ou/et des préjugés sociaux et raciaux. On jugeait que "la" femme n’était pas intellectuellement outillée pour les sciences (trop émotive, etc.), ou pour les techniques (dont elle n’avait pas le « sens »). "Le" nègre n’avait aucun sens de l’abstraction, de la logique, etc. De la même façon le « dialecte » est la langue de l’émotion et de l’expérience, concrète, sensible, et non certes, celle de l’expérimentation scientifique et de l’analyse phénoménologique (ça c’est réservé aux « langues naturelles de la philosophie » !).

Evidemment, le premier pas, pour s’affranchir de cette situation de sujétion culturelle est de considérer que le « dialecte », comme le « patois » est une langue à part entière, c’est le pas qui coûte le plus, et trop souvent, il vient trop tard, lorsque déjà les locuteurs ont abandonné leur langue première, pour chercher une émancipation sociale et culturelle dans la langue des maîtres ; émancipation aliénante qui consiste à nier ce que l’on est et d’où l’on vient pour chercher à se réaliser en se conformant au modèle imposé. Conserver sa langue, ou ses langues et, tout autant, récuser en la matière les échelles de valeur et les hiérarchies imposées par la langue maîtresse (l’italien, le français, l’anglais), c’est refuser ce marché de dupes, vouloir être acteur, nécessairement politique, citoyen en ce sens, d’une exigence d’égalité indissociablement culturelle et sociale. Qui a jamais démontré d’ailleurs que pour être égaux, il fallait parler la même langue ? C’est bien plutôt la contrainte d’une langue unique qui produit les inégalités en transformant une richesse (le bi- ou plurilinguisme) en déficit. Mais ça, c’est un autre sujet.

 

J.-P. Cavaillé

 

 

 

[1] « I dialetti sono parte integrante della nostra storia sociale - spiega Sabatini -: hanno la loro tradizione e il loro sapere ma non sono lingue attrezzate per l'arte, il teatro o la poesia. La loro funzione è molto ristretta. Nella scienza, nella storiografia non si può usare il dialetto », http://www.coopfirenze.it/info/art_1225.htm

Voir les propos similaires de Brizio Montinaro, ici même, in La fable du grico fataliste et du sarde opiniâtre. 

Sur la notion de “dialetto” en italien, sa proximité et différence avec celle de « patois », dans ce même blog : Un voyage au pays des « dialetti » : le Salento et ses langues

 

 

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